Si
la question de la féminité a beaucoup fasciné poètes et scientifiques, c’est
que sa complexité et son opacité échappent à toute tentative d’interprétation
dans le champ du visible et de l’expérimentable.
La
représentation poétique du féminin au 19 et 20è siècle a puisé toute sa magie
dans son mystère et son indicibilité. Le statut de la muse si particulier n’autorise
pas l’inscription du poète sur le registre du rationnel puisque l’idéalisation
est par essence toute la force émotionnelle de la poésie.
Quant aux scientifiques, il leur est bien
aisé de disséquer le corps féminin sans pour autant en saisir les contours et
la réalité propre dans laquelle chaque corps s’inscrit. Connaître biologiquement
le corps féminin ne peut rien dire de ce qu’est la féminité, et peut encore
moins affirmer qu’elle est l’apanage exclusif des femmes.
A
l’image du mercure, a peine croit-on l’avoir saisi que nous échappe entre les
doigts ce que l’on prenait pour acquit, pour la règle, la certitude.
C’est
dans cet esprit que Freud introduit sa conférence sur la féminité à son public.
Il entend offrir une autre voie de réflexion plus pragmatique qui puiserait à
la fois la dimension inconsciente dans la production poétique et la dimension
biologique dans les sciences anatomiques. Il propose d’explorer cet entre-deux
à travers l’expérience analytique et c’est donc de l’usage de la psychanalyse
qu’il fait allusion lorsqu’il dit « sans doute la lumière nous
viendra-t-elle d’ailleurs »[1]
De
façon tout à fait préméditée, Freud se garde bien de définir ce qu’est
une femme ni même ce qu’elle veut, par la il évite toute conception
biologisante et même psychologisante de la femme « Il appartient à
la psychanalyse non pas de décrire ce qu’est la femme –tache irréalisable- mais
de rechercher comment l’enfant à tendances bisexuelles devient une
femme. »[2] . Il s’applique par conséquent
dans la première partie de sa conférence à déconstruire les catégories de genre
rangeant les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Pour lui les hommes
comme les femmes ont des tendances bisexuelles dont seul le parcours psychologique
individuel instaure leur orientation sexuelle. Cependant, il ne manque pas de
spécifier le sexe des individus desquels il détient son matériel
analytique « …les individus qui du fait de leur organes génitaux
féminins, sont caractérisés par leur féminité nous offrent déjà un vaste champs
d’études »[3].
Il
s’agira dans ce papier de parcourir les mécanismes d’instauration de la
féminité et de la construction narcissique de la femme tels que présentés par
Freud afin d’en saisir les répercussions sur la mise en place du rapport
amoureux entre hommes et femmes. Nous nous intéresserons plus particulièrement
à la relation amoureuse hétérosexuelle et en discuterons les différentes phases
avec ce qu’elles comportent comme épisodes « tendres » et
« agressifs ».Que se cache-t-il derrière la tendresse et
l’agressivité ? Comment Freud l’interprète-t-il ? Est-il possible
d’aller plus loin que l’héritage freudien pour tenter de percer l’énigme de
l’amour avec toute l’ambivalence des sentiments qu’elle déchaîne ?
De
la féminité
Si
Freud a à un moment qualifié la femme de « continent noir », ce n’est
pas tant son incapacité à comprendre « ce que veulent les femmes »
que sa réserve permanente dans son travail d’investigation à céder à la
facilité de la « symétrisation » du développement psychique de la
petite fille avec celui du petit garçon contrairement à ce que l’on a pu lui
reprocher. Ce quelque chose qui fait la différence, cette « énigme »
qui a fait méditer tant d’hommes, Freud en a avec beaucoup de réserve et de
questionnement sans cesse renouvelés entrevu le sens.
Dans
son texte sur la sexualité[4] datant
de quelques années précédant la conférence sur la féminité, Freud décrit non
sans afficher sa surprise à maintes reprises de la spécificité du cheminement
psychique de la petite fille, éprouvant et complexe à la fois. Il met en
lumière deux éléments déterminants pour la suite et qui à eux seuls constituent
les leviers sur lesquels s’articule la problématique de la féminité. Le premier
élément repose sur la constatation qu’à la différence du petit garçon, la
petite fille présente une bisexualité plus prononcée étant donné la présence de
deux zones érogènes distinctes (clitoris et vagin) dont l’une cèderait
progressivement la place à l’autre au fur et à mesure que s’installe la
féminité contrairement au garçon dont le pénis incarne de façon définitive la
seule zone érogène.
Deuxième
élément important et selon lui largement sous-estimé est la phase d’attachement
à la mère comme premier objet de désir, nous y reviendrons plus loin.
Il importe ici de reprendre la question initiale que se pose Freud à savoir
comment une fille à tendance bisexuelle devient une femme? Une question qui
trouve toute sa résonance dans la fameuse citation
« révolutionnaire » de Simone De Beauvoir à tel point que l’on est en
passe de s’interroger sur l’originalité de son énoncé.
Bien
que situés dans deux champs d’interprétation différents, l’un philosophique
(même si De Beauvoir fait usage de la psychanalyse dans sa démonstration),
l’autre psychanalytique, les démarches se côtoient jusqu’à une certaine limite.
C’est au fil de notre lecture des deux auteurs que l’on s’aperçoit alors de la
divergence de leur vision à la fois sur le plan de l’interprétation et sur les
processus qui conduisent à la « féminité ».
Pour
Simone de Beauvoir, devenir femme est le résultat d’une série de
conditionnements psychologiques et sociaux auxquels la femme doit se plier pour
remplir son destin biologique. Elle doit sa condition de « dominée »
à l’intériorisation d’un complexe d’infériorité -au sens adlérien du terme-
lorsqu’elle réalise qu’elle est privée d’un organe tellement valorisé
socialement et investi de privilèges[5].
Selon elle, il suffirait –à la suite de cette prise de
« conscience »-de démystifier l’importance de la possession du pénis
pour s’émanciper et se libérer du dictat phallocentrique. Elle considère la
femme au moment où elle constate la différence sexuelle comme un individu
possiblement libre et en mesure de décider de son destin si toutefois les
conditions sociales et culturelles l’y autorisaient.
L’œuvre
de Simone De Beauvoir bien que pertinente et subversive à bien des égards pèche
par sa résistance claire à la psychanalyse. La conception existentialiste du
sujet pousse De Beauvoir à largement sous-estimer voire à faire fi des
processus inconscients présents et agissants au niveau de l’individu Par
ailleurs, cette démarche laborieuse, parfois peuplée de contradictions cherche
au fond à dire non pas le devenir femme mais comment ne pas le devenir.
Freud
quant à lui soutient bien que l’on ne naît pas femme et qu’on le devient. Mais
que ce devenir prend forme dans les premières années de la vie. D’une part il
montre bien que la formation de la « féminité » se fait sous la
pression de la destinée biologique à laquelle la femme est socialement et
culturellement soumise, mais à la différence de Simone de Beauvoir, il
situe cette formation à un stade préconscient.
« Il
faut nous attendre à faire deux constatations dans notre étude sur la
sexualité. En premier lieu nous observerons que la constitution, ici encore, ne
se plie pas sans résistance à la fonction et en second lieu que les tournants
décisifs sont préparés où franchis dès avant la puberté »[6]
Le
devenir femme ne relève pas tant d’un choix conscient que d’une
élaboration psychique qui s’opère durant les premières années de l’enfance, des
années durant lesquelles l’individu ne peut se poser comme un sujet libre et de
surcroît sexué face au choix existentiel. Seul le positionnement par rapport au
complexe de castration représenté par l’envie du pénis et la configuration
oedipienne qui y fait suite sont en mesure de déterminer plus tard les choix
qui peuvent s’opérer qu’il s’agisse des choix d’objet, d’orientation sexuelle
ou de destinée.
Nous
nous intéresserons pour ce qui concerne cet article à la formation de la
féminité et aux processus par lesquels l’individu de sexe féminin adopte la
posture hétérosexuelle caractéristique selon Freud de la « féminité »
normale.
La
féminité et la préhistoire de la femme
Dans
sa conférence sur la féminité, Freud prend des précautions préliminaires pour
bien distinguer la question de la féminité et de la femme. C’est une mise en
garde à la fois méthodologique et intellectuelle qui vise à balayer les
affirmations scientifiques relatives à la différence des sexes et par
conséquent à déconstruire les catégories de genre qui tendent à ranger sous la
même bannière des individus du même sexe biologique. Par cet acte il entend
démontrer qu’être femme n’est pas donné d’avance et qu’il s’agit là du produit
d’un développement qui ne va pas de soi.
La
petite fille dans son long cheminement vers la féminité doit procéder à
une série de renoncements douloureux et générateurs d’une agressivité tantôt
latente tantôt manifeste à l’égard de la mère. Le premier renoncement au même
titre que le garçon se situe dans le processus du sevrage. Celui-ci met en
effet définitivement fin à l’illusion de la fusion et installe l’enfant dont le
corps encore morcelé dans une angoisse dite de séparation. Vient ensuite une
phase identique aussi à celle du garçon dans la mesure ou le développement
libidinal est similaire. La petite fille est alors qualifiée de petit homme par
son activité associée au stade phallique. Elle s’adonne à des pratiques
auto-érotiques suite à la découverte de la zone érogène phallique que constitue
le clitoris. L’activité masturbatoire centre le désir sur l’objet qu’est la
mère étant donné son rôle prépondérant dans l’éveil des premières sensations
voluptueuses à travers les soins prodigués à son égard.
La
bifurcation entre la fille et le garçon a lieu au moment de la découverte de la
différence anatomique. Chez le garçon s’installe alors l’angoisse de castration
à la vue du corps châtré de la mère et la peur de subir le même sort. Il
vit alors sa situation comme une menace permanente par projection
identificatoire par rapport au sexe différent du sien. L’installation du
complexe d’oedipe se marque ici par une identification du garçon à son père
partageant non sans rivalité le même objet d’amour.
La
résolution du complexe d’oedipe se produit dès lors que la menace ressentie
comme émanant du père est refoulée et transférée sur des instances
« surmoïaques ». Le garçon se détache alors de la mère et est en
mesure d’investir plus tard sa libido sur un objet d’amour extérieur au cercle
familial.
Pour
la fille la découverte de la différence anatomique est vécue par elle
comme un préjudice qui lui est fait. Elle n’aura de cesse de désirer la
possession de ce pénis manquant et cesse par la même de trouver son plaisir
dans la sexualité phallique. Ce qu’elle vit au départ comme une mutilation
individuelle, elle finira par réaliser que d’autres personnes sont concernées
en particulier la personne de sa mère. C’est ici que se produit le renoncement
le plus douloureux et le détournement vers la personne du père. Ce renoncement
ne se produit pas sans mal et ce n’est pas sans un effort psychique important
inscrit dans le registre de l’agressivité qu’il se produit. En somme la
fille tiendra toujours sa mère pour responsable de ne pas lui avoir donné le
pénis tant désiré puisque elle-même ne le possède pas. Cet évènement douloureux
marque l’installation de la fille dans le complexe d’oedipe, le père étant le
second objet d’amour sur lequel elle va reporter son attachement.
Freud
a eu le mérite de souligner l’importance capitale que détient cette phase
préoedipienne dans la vie psychique de la femme et son rôle dans l’installation
du complexe d’oedipe. Si le détachement du garçon de sa mère (résolution du
complexe d’oedipe) est inscrit sous le signe de la menace, le détachement de la
fille (et installation ici du complexe d’oedipe par l’attachement au père) est
vécu comme une déception amoureuse qui intériorise à jamais un sentiment
mélancolique si jamais elle venait à ne pas en faire totalement le deuil.
L’adoption
de la femme de la position hétérosexuelle toujours selon Freud, est la
condition « idéale » de la féminité donc le signe que précisément le
deuil de la mère avait était surmonté. A contrario, le refus de renoncer à la
fois à l’idée de la mère phallique serait à l’origine des plus fortes névroses
soit à travers un forte inhibition sexuelle soit par l’installation d’un
complexe de virilité supposant mener à des choix d’objets
« féminins », soit une homosexualité manifeste.
La
féminité est donc tributaire d’un double processus, le renoncement à l’activité
phallique et l’élection du père comme nouvel objet d’amour. Par la suite, le
choix d’objet d’amour de la femme dépendra de sa construction narcissique et
des possibilités qui lui seront offertes en termes de liberté.
Le
narcissisme féminin et le choix d’objet hétérosexuel
Freud
décrit le développement féminin comme une évolution sur un mode narcissique[7].
Ce narcissisme relié aux charmes corporels, à la beauté physique, plus
développé que chez le garçon serait une sorte de « dédommagement
tardif » à la privation dont la femme a fait l’objet. « …de
telles femmes n’aiment à strictement parler qu’elles-mêmes, à peu près aussi
intensément que l’homme les aime. Leur besoin de ne les fait pas tendre à
aimer, mais à être aimées, et leur plait l’homme qui remplit cette
condition »[8]. Cette structure narcissique conditionne
suivant son degré d’importance et selon les possibilités d’épanouissement qui
auront été offertes les choix d’objets. La femme élira son compagnon parce
qu’il représente :
- ce
qu’elle est elle-même
- ce
qu’elle a été elle-même
- ce
qu’elle aurait voulu être
- une
partie d’elle-même (le cas de l’enfant)[9]
Dans
tous les cas de figure ce qui prédomine c’est le besoin d’être aimée plus que
celui d’aimer. Cet élément sera décisif dans la longévité de la relation
amoureuse que bien des épisodes viendront faire vaciller.
Dans
l’instauration du rapport amoureux Freud met l’accent sur l’importance des
traces mnésiques laissées chez la femme des phases préoedipienne et
oedipienne « les deux phases laissent de nombreuses traces dont on
peut bien dire qu’elles ne s’effacent jamais suffisamment au cours de
l’évolution ultérieure »[10] mais il ajoute plus loin que « toutefois,
c’est la phase préoedipienne d’attachement tendre qui exerce sur l’avenir
de la femme la plus grande influence…En s’identifiant à sa mère, elle en
arrive à devenir un objet d’attrait pour l’homme car la fixation oedipienne de
ce dernier se développe alors jusqu’à devenir un état amoureux »[11]. Si l’homme reconnaît en la femme la figure
maternelle, la femme reconnaîtrait en lui la figure du père puisque Freud
prétend que tout développement psychique féminin passe obligatoirement par la
phase oedipienne. Or, dans sa description de la mise en place du rapport
amoureux, Freud situe la femme dans sa phase préoedipienne au sens où elle se
trouve dans la phase d’attachement tendre et d’identification à la mère. Il y a
ici un brouillage entre la phase préoedipienne et oedipienne, l’identification
à la mère et la rébellion contre elle qui rend la question du décalage de
phases psychologique entre la femme et l’homme discutable. On peut admettre
qu’il y ait décalage à condition d’admettre que la femme est d’emblée en phase
préoedipienne même si celle-ci manifeste son attachement au père.
Ceci
étant dit Freud présente les choses autrement à savoir que la femme en position
oedipienne tout en s’identifiant à sa mère n’abdique en rien l’hostilité
qu’elle éprouve envers elle. La question de l’ambivalence des sentiments est
sans doute à l’origine de cette attitude. De cette première phase de la
relation, Freud dira qu’elle est relativement courte et qu’elle donne suite à
un épisode agressif envers le mari, une sorte de rébellion qui ne serait rien
d’autre que la réactivation de la scène de déchirement avec la mère. « Il
arrive facilement que la seconde partie de la vie d’une femme soit caractérisée
par la lutte que celle-ci soutient contre son mari... Le mari qui n’avait
d’abord hérité que du père devient par la suite l’héritier de la mère
aussi »[12]. Intervient ensuite la naissance d’un enfant
et est susceptible de se produire alors un nouveau changement d’attitude
tendant vers la plénitude et la satisfaction lorsqu’il s’agit d’un garçon. Car
dit Freud « de toutes les relations humaines ce sont les plus
parfaites et les plus dénuée d’ambivalence ». La mère opère un nouveau
placement libidinal et « reporte sur son fils tout l’orgueil qu’il
ne lui a pas été permis d’avoir d’elle-même et elle en attend la satisfaction
de ce qu’exige encore le complexe de virilité »[13].
Plusieurs
points méritent discussion dans le scénario décrit par Freud.
Prenons
d’abord la troisième phase, le report libidinal sur l’enfant : Freud
spécifie que seul le garçon est en mesure d’incarner le complexe de virilité dont
la femme en espère la satisfaction. Pourquoi n’élargit-il pas la projection
narcissique à la fille ? Est-ce parce qu’elle met en place une relation
mère fille vouée à l’impossibilité d’atteindre cet objectif ? Le garçon
serait-il par conséquent le seul détenteur du phallus ou la valorisation
sociale dont il fait l’objet suffit à elle seule à réparer la blessure
narcissique que la mère à subit du fait de son sexe ? Ce raisonnement
est-il encore valable de nos jours ?
Concernant
la première phase : l’attachement tendre. Même si Freud décrit cet
attachement comme s’adressant à la figure paternelle, rien ne dit que cette
demande d’amour ne soit pas en réalité la quête de la mère.
Et
si la rencontre amoureuse était en elle-même l’amorce de la régression préoedipienne
de la femme de sorte que « l’homme qui protège »[14] n’est
rien d’autre que la réincarnation de la figure de la mère qui protège ?
L’on
pourrait soupçonner une tendance homosexuelle sans doute refoulée et
inconsciente. Mais cette explication suffit-elle à lever le doute ?
En
d’autres termes, le choix d’objet hétérosexuel pose-t-il clairement le
renoncement à la mère comme sa condition ?
Observons
à présent l’épisode de la phase agressive et qui semble laisser tant de maris
désemparés. Freud n’en dit pas grand-chose et n’attribue cette agressivité qu’à
un reliquat d’hostilité envers la mère qui serait reporté sur le mari.
Qu’est
ce qui se joue véritablement ici ?
Nous
avons vu plus haut que le détachement s’effectue lorsque la petite fille
réalise que sa mère n’est pas en mesure de lui donner le phallus tant convoité.
Ce processus ne peut avoir lieu sans déclencher des motions agressives à son
égard.
Comment
ne pas s’interroger sur le bien fondé des motivations de cette réactivation si
l’on considère que l’homme élu l’a été précisément parce qu’il est en
possession du phallus incarné ici dans le pénis.
Que
recherche donc la femme au-delà du phallus et qu’elle ne trouve pas ?
Il
convient ici de s’intéresser à l’attitude masculine qui n’est pas évoquée par
Freud dans sa conférence et pour cause ce n’était pas l’objet de son
intervention. Par contre dans ses travaux portant sur la psychologie de la vie
amoureuse[15],
il apporte un éclairage tout à fait intéressant sur le comportement type de
l’homme amoureux.
Freud
écrit que les conditions de l’amour aussi bien que le comportement amoureux
trouvent leur origine dans la constellation maternelle[16].
La femme aimée remplit à ce titre deux conditions émanant de l’essence
maternelle. La première serait son unicité et son irremplaçabilité, la seconde
serait sa –non liberté- du fait des possibilités qu’elle soit convoitée par
d’autres (tout comme la mère par le père).
Une
fois la relation installée il se pourrait que ses deux conditions n’aient plus
lieux d’exister. L’homme réaliserait que sa compagne n’est pas si unique que
cela et elle se met par le mariage à l’abri de toute convoitise. Il se pourrait
alors que l’homme s’interroge sur son propre désir puisque le mécanisme même
qui a servi à le susciter a perdu de sa puissance. Une des issues possibles
pour lui serait alors d’aller chercher à l’infini des substituts avec lesquels
il fera les mêmes constats.
L’autre
issue pourrait être le développement de manifestations agressives vis-à-vis de
la femme, un phénomène malheureusement bien trop répandu. Tout se passe comme
si l’homme si dangereusement proche de la figure maternelle se découvrait à
nouveau menacé à la découverte de la femme châtrée. Il s’en détournerait de la
même façon qu’il s’est détourné de sa mère et en éprouverait la même absence de
satisfaction. Se détournement serait alors vécu par l’épouse comme une
blessure narcissique insurmontable, à moins que l’enfant ne vienne y remédier.
Au
fond, il importe de s’interroger sur ce qui se joue véritablement dans ces deux
parcours pour pouvoir s’emparer de la question de la féminité. Pour cela, on ne
peut faire l’économie d’une réflexion sur l’inscription dans l’ordre symbolique
car c’est bien là que le sujet puise à la fois ses repères et sa
différenciation avec l’Autre.
Dans
son texte sur la signification du phallus[17],
Lacan apporte un certain nombre de réponses à nos interrogations.
Il
précise d’abord que le phallus n’est pas le pénis. Il n’est donc pas un organe
tangible dans la réalité et par conséquent n’appartient ni à l’un ni à l’autre
sexe. Le phallus inscrit tout comme le langage la question de la différence
dans l’ordre symbolique. Il est en ce sens un signifiant qui produit le sens de
la différence sexuelle. Cette dernière n’est vécue par le sujet comme
différence que lorsque la symbolique de la castration est en œuvre. Par
conséquent, on peut dire que le phallus signe l’opération de la castration qui
révèle le manque ou la menace de manque. Il est en ce sens l’organisateur ou le
moteur du désir puisque celui-ci est fondé sur le manque. En d’autres termes,
on désire ce que l’on a pas ou ce que l’on a peur de ne pas avoir.
Puisque
l’on se situe dans le registre du symbolique, Lacan considère les rapports
homme femme comme étant imaginaires. Chacun pris dans le rôle qu’il devrait
jouer, il ne s’agirait en fait que d’une comédie mise en scène par l’ordre du
signifiant. Une comédie dans laquelle chacun serait le phallus que l’Autre
recherche comme moteur de son désir.
La
femme trouverait idéalement en l’homme le pénis comme substitut du phallus et
l’homme chercherait indéfiniment le phallus qu’il croit apercevoir dans les
attributs féminins mis en valeur justement comme des attributs phalliques.
Après
ce détour « Lacanien », la question de l’agressivité d’un sexe
vis-à-vis de l’autre peut s’éclairer et faire sens si on la considère à la fois
comme un mécanisme de défense pour l’homme et une demande d’amour non
satisfaite pour la femme. Si l’homme en quête indéfinie du phallus non
seulement ne le trouve pas en la femme et se sent dépossédé symboliquement du
sien, il ne peut que manifester sa protestation face à la menace du
« féminin ».
La
femme quant à elle vit non seulement une ambiguïté sans pareil mais réalise au
fond que le phallus convoité n’est pas le pénis. L’ambiguïté ou le malaise
tient du fait que la femme parée de tous les attributs phalliques sensés
signifier sa féminité est au fond aimée et désirée pour ce qu’elle n’est pas.
Dans cette comédie du paraître qui peut se prolonger jusqu’à la copulation, il
semble difficile de maintenir le désir d’autant que le pénis prenant valeur de
fétiche la prive idéalement de ce qu’il devrait lui donner à savoir le phallus.
La
boucle est ainsi bouclée, les hommes comme les femmes prisonniers de leur
histoire se cherchent et se perdent, vont à la quête de cet idéal, une quête
parsemée de violence et de désir. Les hommes et les femmes dans leur
incertitude savent pourtant combien le spectre de Jocaste-mère-phallique hante
leur existence et rend difficile, impossible peut-être leur perdition dans
l’amour.
Conclusion
Est-il
possible après tout cela de définir ce qu’est la féminité ou même de la
comprendre ? Rien n’est moins sur. Peut-être ne vaut-il mieux pas.
Freud
au bout de son parcours non sans un brin s’épuisement s’excuse presque du
caractère fragmentaire et incomplet da sa réflexion et finira par renvoyer les
quelques auditeurs déroutés aux poètes et aux hommes de sciences. « Tout
cela reste bien obscur » dira-t-il à maintes reprises.
C’est
bien de l’obscurité qu’il s’agit. Le merveilleux passage qui suit
en témoigne et est largement en mesure de conclure ces quelques
réflexions sur la féminité:
« Car
il se passe cette chose étrange : quand une femme témoigne de son rapport
à la féminité, l’homme qui l’entend dans un premier temps est fasciné, puis il
se découvre surpris, agressé, désemparé au plus profond de son être. Comme si
celle qui évoque sa féminité, attirant toute féminité dans la
brillance d’une image, lui prenait la sienne, cette Ombre, où l’infini de la
jouissance « garde » le narcissisme primaire »[18] L’homme ainsi
dessaisi de la métaphore de sa féminité n’a d’autre choix que d’entrer en
guerre. « Voyez ce qui sera si, en vous appropriant la féminité,
vous rendez impossible à l’homme de vous aimer »[19]
Et
si la féminité c’était au fond la vérité, cet espace imaginaire
dans lequel est tapi le désir brut, le vieux rêve de jouissance intact et
inaccessible à l’Autre.
[1] Freud,
S : La féminité in « Nouvelles conférences sur la psychanalyse »
1932, Paris Gallimard, p 152
[2] Freud,
S : La féminité in « Nouvelles conférences sur la psychanalyse »
1932, Paris Gallimard, p 153
[3] P
152
[4] Freud,
S : La vie sexuelle, 1914, Paris, PUF.
[5] Beauvoir
(de) S : Le deuxième sexe, 1949, Paris, Gallimard, chap II, le point de
vue psychanalytique.
[6] Freud,
S : La féminité in « Nouvelles conférences sur la psychanalyse »
1932, Paris Gallimard, p 153
[7] Freud,
S : La féminité in « Nouvelles conférences sur la psychanalyse »
1932, Paris, Gallimard, p 173
[8] Freud,
S : Pour introduire le narcissisme in « La vie sexuelle », 1914,
Paris, PUF, p 94
[9] P
95
[10] Freud,
S : La féminité in « Nouvelles conférences sur la psychanalyse »
1932, Paris, Gallimard, p 176
[11]
Idem, p 176
[12] Freud,
S : La féminité in « Nouvelles conférences sur la psychanalyse »
1932, Paris, Gallimard, p 175
[13] idem
[14] Freud,
S : Pour introduire le narcissisme in « La vie sexuelle », 1914,
Paris, PUF, p 95
[15] Freud,
S : Psychologie de la vie amoureuse in « La vie sexuelle »,
1914, Paris, PUF
[16] p
51
[17] Lacan,
J : La signification du phallus in « Ecrits », Paris, Seuil, 1966
[18] Montrelay,
M : L’ombre et le nom, sur la féminité, Les éditions de minuit, Coll
critique, Paris, 1977, p 163
[19] P
164
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