vendredi 5 avril 2013

Renaitre de la gangrène du despotisme

Des hommes, des femmes et des enfants ont décidé de mettre fin, avec un courage exemplaire, à une condition qui était à leurs yeux au-delà du supportable. Ce supplice ne date pas de deux années. Il ne se résume pas à la mort physique, il est bien pire. La révolution a eu le mérite de délier les langues et de montrer ce que tout un peuple a enduré plus de quatre décennies loin des projecteurs. Ce n’est pas tant la faim ni la soif qui ont décidé le peuple syrien à franchir le pas de la révolte. C’est une peur, une peur profonde que la gangrène gagne ce qu’il a de plus cher en lui : son humanité.

On ne mesurera jamais assez l’ampleur de la tragédie qu’ont vécue les Syriens dans le « pays de la peur » et de l’imposture. On peut en revanche, dans un silence religieux, lire et entendre des témoignages qui démontrent plus que jamais « qu’aucune voix ne s’élève au-dessus de celle de la liberté et la dignité ».

Dans les textes suivants, trois Syriens nous livrent leurs témoignages et leurs regards sur « l’univers du drame ». Ils nous racontent ce que la révolution a changé dans leurs vies, leurs croyances et certaines de leurs opinions. Comment après tant d’années de peur, d’imposture et de désillusions, ils ont, chacun à sa manière, ressuscité de la gangrène et redécouvert au travers de la bravoure des Syriens ordinaires, son identité interdite et mutilée, que la révolution dans ce qu’elle a d’atroce et d’inespéré a restaurée et libérée pour toujours.

Nadia Aissaoui pour l'Orient Littéraire


Fadia Lazkani, Psychiatre et écrivaine

Depuis vingt ans ou plus, une jeune fille arrêtée dans la fleur de l’âge a publié ses Mémoires de prison. D’après ce qu’on m’a dit, cette jeune fille – Hiba Dabbagh – se méfiait de moi, prisonnière avec elle, à la « double cellule » numéro 2 de l’aile nord de la prison de Kfarsouseh, sécurité de l’État, dans la capitale du pays de la peur. 
« Écris, réponds-lui », m’ont dit à maintes reprises certains de mes amis bienveillants. 
Écrire quoi ? Avez-vous vu Hiba ? L’avez-vous côtoyée ? Hiba, cette jolie fille aux yeux fanés de tristesse, de douleur et de faim. Cette fille à la voix limpide telle du cristal infiniment délicat dont on craint à chaque instant qu’il se brise. 

Quelques jours après mon arrivée à « ma cellule », le 10 octobre 1981, j’ai occupé une surface en réalité inexistante qu’il a fallu créer en se serrant l’une contre l’autre. Une surface qui ne dépassait pas les 50 cm² accolée aux toilettes, sur laquelle je me roulais en boule la nuit et me forçais à dormir. « M » m’a dit que toute la famille de Hiba avait été décimée par un bombardement à Hama (la veille des massacres de 1982). Elle m’a demandé de ne jamais rien en dire qui puisse parvenir aux oreilles de Hiba qui était la seule à ne pas être au courant.

Pas un seul instant n’ai-je pensé à écrire une réponse à Hiba. Comment ne pas comprendre sa peur de moi ? Moi la différente, la non-voilée, l’athée, mais surtout celle qui recevait des visites régulières grâce à une relation de certains de mes proches avec le directeur de la prison, mais aussi à cause de la stratégie délibérée de division du régime entre les « communistes » et les prisonniers d’autres bords. Ô combien me gênaient les regards de ces femmes à mon retour en cellule après les visites. Mais comment en priver ma mère et ma sœur, tandis que les proches des autres prisonnières les croyaient sans doute mortes ?

Les jours et les années se sont accumulés, et je n’avais pour Hiba qu’empathie, pitié et douleur pour sa destinée et celle de sa famille. Je ne pouvais qu’excuser sa « peur » de moi. En effet, comme il est facile pour un Syrien – qui plus est fragile, ayant perdu tout discernement suite aux massacres – d’être pris dans les mailles de la « peur syrienne » qu’il tète au sein de sa mère et respire dans l’air.
Peur de perdre son travail, peur de la prison, de voir sa famille à la rue, peur des rescapés à l’approche des frontières d’être pris et rejetés de nouveau en prison. Peur d’aller au rendez-vous de contrôle de routine des services de renseignements et de ne plus en revenir. Peur du chauffeur de taxi qui, pour un propos « interdit » lâché, peut te remettre aux services de sécurité. Peur du voisin, du copain de classe, peur du collègue et parfois même du frère et de la sœur, et enfin peur de soi-même. Comme me l’a dit un ancien prisonnier du « pavillon des tuberculeux » de Tadmur (Palmyre) : « Je suis seul dans mon sommeil et pourtant j’ai peur que ma bouche dise des choses que les autres pourraient entendre ! »

Et la révolution fut. Est-ce par coïncidence qu’elle a été déclenchée par les enfants qui, eux, ne se représentaient pas vraiment la peur, contrairement à leurs aînés dans le pays de la peur ?

« Félicite-nous ! Félicite-nous ! Nous venons de franchir la frontière syrienne ! » s’exclama mon frère à l’autre bout du téléphone, dans un cri à déchirer le ciel, un cri qu’il retenait depuis qu’il a été rescapé du monde des abysses, il y a 22 ans.

À présent nous allons devoir nous habituer à échanger au téléphone sans coder nos phrases et remplacer les mots délicats « renseignements, sécurité, autorisation de voyage... ».

Certains disent que le peuple syrien a brisé le mur de la peur.
Qu’en est-il alors des gens qui appréhendent, malgré leur désir, d’assister aux funérailles d’un martyr mort dans les geôles ? N’est-ce pas la peur pour leurs proches qui empêche nombreux de déserter l’armée ? N’est-ce pas encore la peur qui entrave l’expression de toute animosité à l’égard du régime ? Pourquoi donc les militants pacifistes doivent-ils se cacher ou s’exiler ? Pourquoi sont-ils nombreux à prendre des pseudonymes dans l’espace virtuel ? Pourquoi certains s’abstiennent-ils de publier si ce n’est par peur pour eux-mêmes ou pour ceux qu’ils aiment ?

Il est vrai que la révolution a délié les langues, a intégré en un seul corps tous les autres – tels des héros de légendes – durant les manifestations, dans un défi « surnaturel » de la mort. Cependant, je ne pense pas que tous les Syriens se sont libérés de leur « peur syrienne » nommée de manière tragicomique « la peur sécuritaire ».

L’affranchissement de cette peur se fera, certes, à petits pas, de génération en génération. Mais viendra sans doute un jour où les enfants se demanderont : « Comment est-il possible que nos ancêtres aient pu éprouver une telle peur ? »....


Khaled Khalifa, romancier

Avant la révolution, la vie culturelle syrienne était remplie d’hypocrisie et d’ambition de se voir adulé par les foules et détenteur d’un pouvoir d’annihilation de l’autre. Il suffisait d’avoir une opinion différente sur une œuvre d’art pour se trouver impliqué d’une manière ou d’une autre dans la production de cette imposture. Même si très souvent il m’est arrivé de sortir des sentiers battus de cette vie culturelle en exprimant des idées peu communes pour un écrivain bien vu et privilégié dans les milieux de la mafia culturelle. Ainsi ma rébellion impulsive m’a sauvé et éloigné de la quiétude qui tue le texte et l’ambition de pouvoir partir avec l’écriture dans des lieux épineux et jusque-là méconnus de l’écriture arabe.

Mais ce contexte culturel m’emplissait de désillusion, et je redoutais de passer ma vie à livrer des batailles ridicules et gratuites qui éloignent l’écrivain de l’écriture et l’exilent de son esprit critique.
Dernièrement et avant la révolution, cette sensation m’étouffait. Je me sentais terriblement exilé, marchant dans un champ de mines infini. J’ai commencé à confier à mes amis l’angoisse qui étreignait mon âme, car il n’était plus pensable qu’une personne passe toute sa vie sur les sables mouvants de l’hypocrisie et du mensonge social.

Mais depuis le début des révolutions arabes, tout a changé. J’ai commencé à retrouver ma santé mentale et évoquer mes rêves à voix haute. Je ne cache plus mes sentiments à l’égard de personnes que je n’aime pas. J’ai revisité les années de mensonges accumulés dans mes relations sociales et professionnelles. Je me sens transformé à la redécouverte de soi, de mes forces et faiblesses, de ma peur et mon courage, de l’amour et de la haine… Je pense à la meilleure façon d’écrire une phrase nouvelle dans mon roman, et je réfléchis aux manières de parvenir avec mes personnages à divulguer une vérité et dire des rêves enfouis et dissimulés.

L’arrivée du train des révolutions à la station de Syrie était une certitude pour moi. J’ai affronté nombre de mes amis avec la conviction de connaître mieux qu’eux les Syriens. J’avais confiance en ce peuple car ma relation avec la partie invisible de la vie syrienne a toujours été profonde. Ce que le peuple voulait en réalité, c’était que le régime change, qu’il lui rétablisse ses droits. Ce n’était ni de la peur ni de la lâcheté. J’entrais pour un rien dans des colères folles lorsque certains disaient que la révolution était impossible en Syrie et évoquaient le triomphe de l’anéantissement de la « personnalité syrienne » par le régime…

La leçon la plus importante que j’ai tirée de la révolution est de ne jamais contribuer à reproduire la dictature, de ne jamais être complice d’une quelconque imposture qui risque de faire son retour sous un autre visage. Nous avons besoin de beaucoup de temps pour être en mesure d’accepter la critique et de consacrer une culture de la critique dans la vie culturelle, sociale, littéraire et politique. Nous avons besoin de temps pour intégrer le principe de la liberté de l’individu comme une valeur en soi.

La révolution m’a appris à aimer plus que jamais mes amis, mon peuple, mon pays, et à saisir toutes les occasions pour exprimer cet amour.


Rasha Omran, poétesse 

Je ne suis plus celle que j’étais. Ma vision de moi-même et de la vie a changé. Mes questions me hantent tout d’un coup : je m’interroge sur mon identité. Ai-je été une Syrienne ? Ai-je été une Syrienne alaouite ? Ai-je été une Syrienne laïque ? Ai-je vécu tout ce temps dépouillée d’identité individuelle ?

Je dois d’abord avouer que je ne m’étais pas engagée auparavant dans les rangs de l’opposition. Je faisais partie de ceux qui ont choisi de garder une distance avec tout ce qui se rapporte à la politique, par peur sans doute ou par ignorance, je ne suis pas sûre. J’avais mon propre projet culturel que j’ai essayé tant que j’ai pu de protéger de toute influence politique et partisane. C’était un projet culturel citoyen réussi, selon la critique générale. Je vivais en Syrie et n’avais aucune intention de partir. Contrairement à de nombreux confrères, je ne connaissais ni hauts responsables ni officiers, je ne fréquentais pas leurs enfants.

Je me contentais d’interrogations, de suspicion et de distanciation avec ce qui ne me ressemblait guère. Telle était ma relation déclarée avec la politique et rien d’autre.

La révolution m’a confrontée à moi-même. Ce qui a été déclenché par les jeunes de Syrie, y compris ma fille et ses amis, m’a réveillée ou du moins mise sur la bonne voie à la quête de mon identité. Tout à coup, j’ai découvert que je n’étais pas celle que je prétendais être. Je n’étais pas exempte de l’influence de mon environnement social (alaouite) et l’impact s’en faisait ressentir à chaque massacre commis par le régime et ses conséquences. La révolution m’a permis de restaurer ma « syrienneté » et ma conscience syrienne.

Il y avait aussi un problème de relation avec ma fille. Le problème d’une mère célibataire et sa fille unique. Tout s’est passé comme si la révolution avait été un antidote, un remède à nos malentendus. La révolution nous a appris la tolérance, la patience et le pardon.

Dès lors, ma conception de la mort et de la poésie a profondément changé. La mort ne m’effraye plus, la révolution m’a réconciliée avec elle du moment où j’ai été témoin de l’événement le plus fabuleux de l’histoire de la Syrie. J’ai vu de mes propres yeux comment les jeunes affrontaient la mort et j’ai regardé leur sang éclabousser mes vêtements. La mort qui était une idée abstraite et oppressante dans mes écrits, est devenue une composante intrinsèque et tangible tout comme l’amour. La révolution a retiré ma langue de ses fortes illusions, elle l’a ramenée à la réalité. En outre, le fait de vivre dans un autre pays, dans une autre culture, a également modifié mon rapport à l’écriture.

Je ne me reconnais presque plus à présent. J’essaie en vain de me souvenir de celle que j’étais avant 2011. Je ne suis plus la même. Comme si le séisme syrien n’avait frappé que ma personne, qu’il ne visait que moi…

Textes traduits de l'arabe par Nadia Aissaoui

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