jeudi 1 août 2024

Grandeur et décadence dans le Tunis des années 30

Récompensé par un Comar d’or en 2021, prix tunisien qui honore les meilleures créations romanesques en arabe et en français, et récemment sélectionné pour le Prix de la littérature arabe, le roman de l’écrivaine Amira Ghenim, Le Désastre de la maison des notables, paraît en langue française en août 2024. Brillamment traduit par la poétesse et romancière Souad Labbize, ce troisième roman vient définitivement consacrer une voix émergente de la littérature tunisienne.
Amira Ghenim, docteure en linguistique et professeure à l’Université de Tunis, s’empare de la littérature pour nous offrir un regard sur une période clé de l’histoire tunisienne à partir des années 30. Inspirée par la philosophie de Hannah Arendt, elle choisit la force du récit afin de donner du sens et du relief à une histoire politique et sociale, par ailleurs abondamment documentée dans le monde académique.

L’énigme

L’histoire se déroule sur fond de tensions et d’effervescence politique anticoloniales, notamment avec la montée du mouvement nationaliste tunisien, le néo-destour. Cette période charnière voit se dessiner socialement et politiquement deux tendances, l’une réformiste et progressiste, l’autre conservatrice et traditionnelle.

L’autrice nous introduit au cœur de la Médina de Tunis où vivent deux grandes familles aristocratiques, chacune adhérant à l’une des tendances : les Naifer et les Rassaa. Elles seront liées par le mariage de Mohsen Naifer, fils du notable Othmane, et Zbaida Rassaa dont le père Ali avait toujours tenu à ce que ses filles soient éduquées et lettrées.

Une nuit de décembre 1935, Zbeida Rassaa est soupçonnée d’entretenir une liaison avec Tahar Haddad, un intellectuel réformiste d’origine modeste qui fut autrefois son professeur particulier. Connu pour son militantisme syndical et ses idées avant-gardistes, notamment en faveur des droits des femmes, cette figure emblématique de l’époque avait alors été mise au ban de la société. La publication de son livre Notre femme dans la législation islamique et la société avait fait scandale dans le pays, et surtout dans le milieu de l’Université de Zitouna. Il fut démis de ses fonctions associatives et radié du barreau des notaires.

Bien que Tahar Haddad ne soit pas le personnage principal du roman, il constitue toutefois le fil d’Ariane de la trame de fond de cette saga polyphonique dont tous les narrateurs sont des personnages témoins du cataclysme qui s’est produit au cours de cette fameuse nuit hivernale.

Fresque familiale

Au total, onze récits inscrits dans des temporalités s’étendant sur plusieurs décennies vont s’agencer autour d’une énigme. Dans cette narration multigénérationnelle, chaque tableau, richement construit, permet de créer un cadre vivant et de tisser des liens entre les différentes époques marquant l’évolution des mentalités. Les détails historiques et culturels qui donnent une épaisseur à la narration, dénotent une grande connaissance par l’autrice des mœurs, des coutumes, de la cuisine, des rituels de passage et des pratiques occultes dans la société de l’époque.

La tension dynamique entre tradition et modernité traverse tous les récits des personnages. On retrouve une réflexion sur la masculinité en proie aux transformations sociales avec la question en filigrane de l’émancipation des femmes, mais aussi de l’orientation sexuelle. On perçoit également la dimension dramatique de l’ambivalence des sentiments dans le rapport père-fils, au sein de la fratrie, dans la vie du couple et la relation maternelle. Enfin, on est témoin de l’évolution des rapports de pouvoir et d’exploitation dans les cadres domestique et public.

C’est autour de Zbeida, le personnage principal, que vont progressivement se déployer les trajectoires bouleversantes de tous les protagonistes. Ils tiennent en haleine le lecteur en révélant à chaque chapitre une part de l’énigme à partir de leur prisme. Le rythme soutenu et fluide de l’écriture nous y attache jusqu’à la dernière page.

Hommage et sentiments

Le roman met en lumière des destins mêlés de personnages représentant diverses couches de la société tunisienne, confrontés aux questions des luttes de classe, des droits des femmes et de la colonisation. Sa capacité à rendre vivant un épisode crucial de l’histoire tunisienne ainsi que le magnifique hommage rendu à Tahar Haddad sont sans doute la raison pour laquelle le roman a suscité autant d’engouement auprès du lectorat.

Bien que romanesque, ce livre est une lecture essentielle pour quiconque s’intéresse à la Tunisie et aux mouvements de réforme sociale et culturelle qui ont marqué le monde arabe au tout début du XXe siècle. Il capture l’essence de cette époque tout en liant l’intime et le personnel à la grande histoire de ce pays.

Le Désastre de la maison des notables d’Amira Ghenim, traduit de l’arabe (Tunisie) par Souad Labbize, Philippe Rey, 2024, 496p.

Nadia L. Aissaoui

Article publié dans L'Orient Littéraire, Aout 2024

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