Pour les uns, il a reçu le châtiment qu’il méritait après quatre décennies de pouvoir totalitaire en Libye et les atrocités commises contre des milliers de citoyens et citoyennes. Suivant la même logique, il a été dit que le tyran a subi le même sort qu’il a fait subir à ses « sujets », surtout que les troupes qui attaquaient Syrte (près de laquelle il a été capturé) par l’ouest provenaient de Misrata, ville-martyre qui a été assiégée et bombardée sans merci par les brigades de Kadhafi durant les derniers mois. Certains, évoquant la loi du Talion, parlent d’une punition qu’il fallait appliquer sur le coup et sur le terrain, en tant que traduction de la décision révolutionnaire prise depuis que le sang a commencé à couler.
En outre et pour répondre à ceux qui lient la barbarie à l’islam ou aux arabes, des chroniqueurs ont rappelé l’exécution de Ceausescu et son épouse en Roumanie, ou celle de Mussolini et les siens en Italie et bien d’autres cas européens où la haine contre les dictateurs capturés par les révolutionnaires n’a pas attendu les tribunaux et les juges pour se faire justice.
A contrario, des voix qui célébraient la fin de la tyrannie en Libye ont aussi fait entendre leur condamnation de l’exécution, ou du moins, leur préférence de voir Kadhafi trainé devant des tribunaux (national et international) et jugé pour ses crimes, ses massacres, et sa corruption. Selon ces voix, la pire des sanctions infligée à celui qui se prenait pour un « dieu », qui avait un droit de vie ou de mort sur les gens, et qui a pillé les richesses du pays, aurait été de le voir enfermé pour le restant de ses jours derrière les barreaux comme un vulgaire criminel. Cela, aurait pu constituer un modèle de justice dans la région, et aurait mieux servi la reconstruction politique (et éthique) de la Libye.
Mais la question qui se pose est de savoir s’il était vraiment dans l’intérêt des acteurs politiques libyens (pour ne pas citer certains responsables arabes ou occidentaux) d’avoir un Kadhafi vivant et engagé dans une série de procès et de dossiers. Cela est peu probable pour deux raisons :
- La première et la plus évidente concerne les révélations compromettantes qu’il aurait pu faire sur certains de ses partenaires (aujourd’hui devenus ses ennemis) impliqués d’une manière ou d’une autre dans des affaires de complots et de corruption.
- La seconde et la plus importante réside dans le risque de voir Kadhafi vivant occuper le centre de l’actualité et continuer à mobiliser ses partisans. Le Conseil National de Transition ne se sentirait guère maître de la situation tant que dans l’esprit de certains libyens, Kadhafi est toujours vivant quelque part. En clair, pour finir la guerre et tourner définitivement la page Kadhafi, il « fallait » (selon les leaders de la révolution libyenne) en tuer physiquement et politiquement le symbole.
A la recherche du temps perdu
Par ailleurs, il est intéressant de noter comment les libyens ont marqué symboliquement la fin de l’ère Kadhafi. Ce n'est pas par hasard qu’ils ont très rapidement banni son drapeau et ont récupéré le même que celui que leurs pères avaient fait flotter après l'indépendance en 1951. Ils ont rejeté la couleur verte du colonel évoquant la morosité du despotisme pratiquée dans le pays. Dans le même mouvement, ils ont balayé la symbolique du livre de Kadhafi incarnant cette même couleur.
En plus de la notion de rupture, il règne en Libye et à des degrés divers dans le monde arabe, notamment en Syrie, une nostalgie pour la période des années 40 et 50. On perçoit une aspiration des peuples à reprendre l’Histoire là où elle a été interrompue par des coups d’Etats et l'établissement de « républiques despotiques » (Jamahiriya, dans le cas Libyen). Durant cette première période postcoloniale, plusieurs pays de la région ont connu des régimes avec une élite politique porteuse de possibilités d'ouverture dans les domaines des libertés publiques et privées et soucieuse d’un fonctionnement efficace de l'administration, la diplomatie, la planification économique, entre autres pré-requis de la construction l'Etat. Cette élite avait certes fermé la porte au progrès social et réduit les marges de la participation politique, mais sans l'abolir complètement et sans recourir à la violence extrême pour empêcher son développement ou sa progression. De la même façon, ces régimes se seraient probablement ouverts aux réformes, s’ils n'avaient pas été renversés par les militaires. Ces derniers, une fois au pouvoir ont instrumentalisé les slogans de la justice, la liberté, l'unité arabe et la libération de la Palestine pour ajourner le développement et le changement en interne, et pour supprimer les libertés, la transparence et toute opposition.
Aujourd'hui, plus d'un demi-siècle après leurs indépendances, le printemps arabe donne la chance à certaines sociétés de reprendre leur histoire interrompue et la possibilité de commencer à construire leur avenir. Les Libyens se réapproprient le drapeau qu’ils ont levé en 1951 pour le ramener à 2012. Les syriens sont nostalgiques de la vie qu'ils ont connu il y a des décennies avant le Baas, et les yéménites de leur côté sont en quête de nouveaux repères. Des peuples entiers se sont mis en route et semblent être à la recherche - entre leur passé proche, leur présent douloureux et un futur prometteur - du temps perdu…
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