Après quinze années d’absence de l’univers du roman, Najwa Barakat fait un grand retour en signant son septième ouvrage «Monsieur N.» (traduit en français par Philippe Vigreux chez Sindbad/Actes Sud). Quinze années d’abstinence d’écriture durant lesquelles l’écrivaine a éprouvé selon ses dires une «sursaturation» par les mots qui lui a causé une sorte «d’anorexie langagière» et qui l’a tenue tout ce temps à distance de la chose.
Il faut dire que l’exploration du thème de la violence dans une œuvre littéraire est un exercice particulièrement éprouvant surtout lorsqu’il est inspiré d’une réalité qui souvent dépasse la fiction. Cette réalité puise son inspiration au Liban, pays natal de l’écrivaine, dont les tragédies se succèdent encore et réactivent à chaque fois les traumas antérieurs.
Aux origines de la violence, le désamour
Monsieur N, le personnage principal de ce thriller psychologique, est un auteur en mal d’écriture. Reclus dans une chambre d’hôtel à Beyrouth, il se retrouve confronté à ses fantômes qui prennent parfois corps dans des hommes et des femmes de son entourage mais aussi de ses souvenirs.
D’abord il y a Soraya, la mère tyrannique, insatisfaite de sa vie et qui voue une adoration exclusive pour son fils ainé Sayed. Malade de sa maternité pas toujours choisie et vécue dans la douleur et les injonctions, elle n’a pas épargné monsieur N son cadet, des balles perdues du désamour. «Nous avons tous dans le dos un pôle de détection du manque d’amour et de sécurité. Il a la forme d’un petit carré (…) Celui dont la mère ne pose pas sa main sur ce carré secret (…) la vie le prend en charge et lui transmet sa pulsation, de la même manière qu’un système de réanimation prend en charge un malade(..) Moi, aucune mère n’a imprimé sa main sur mon petit carré, elle ne m’a ni embrassé ni allaité, elle ma seulement laissé vivre à côté d’elle».
Toute sa vie, monsieur N n’aura de cesse de tenter de combler tant bien que mal ce vide, cette déficience dans les bras d’autres femmes et par une aspiration à l’excellence afin de trouver grâce et place aux yeux de sa mère : «Soraya s’est souvent comportée avec moi comme si j’étais pour elle un intrus et comme tel je me suis traité moi-même dans la vie».
La présence de sa mère de substitution, la vieille célibataire nommée Maria la vierge, adoucira quelque peu son existence d’enfant. Cette femme aux mains calleuses qui sentait bon le savon et le laurier l’accueillait dans ses bras, à chaque chagrin, tel un naufragé enfin échoué sur une plage. Et quand Shaiga l’amante népalaise entre dans sa vie, Monsieur N croit voir enfin la possibilité du bonheur, celui d’exister aux yeux d’une femme.
Mais il y a aussi le père, présent/absent, souvent désavoué par Soraya. Il n’a plus jamais été le même depuis son retour du travail, un jour au petit matin, les vêtements couverts de sang. Monsieur N, tourmenté par ce mystère cultivera un sentiment ambivalent envers celui qui, un jour, est brusquement sorti de sa vie.
Les petites histoires et la grande
Le mal-être de Monsieur N. cherche irrémédiablement un exutoire dans l’espace social. Ce qui le poussera à arpenter les rues des quartiers populaires de Borj Hammoud et de Nabaa, des lieux qui l’attirent sans qu’il en sache la véritable raison. Il y croisera avec crainte et effroi Loqman, une figure du milicien criminel immortel qui n’en finira pas de hanter son existence. Il y sera confronté avec sidération à tout ce que la virilité, l’exploitation des démunis, les travailleurs étrangers en particulier, a de plus hideux.
Parviendra-t-il, après s’être mêlé à l’indigence des autres, à leurs blessures, à se délester de son fardeau ? Pourra-t-il dans ces lieux semer définitivement ses fantômes, leur échapper enfin et écrire de nouveau ?
La trame narrative dans laquelle s’inscrit ce récit haletant ignore le temps linéaire. Najwa Barakat déploie son talent d’écrivaine dans un jeu de flash-back confondant. A la loupe, elle sonde la violence et le désarroi dans les profondeurs de l’âme. Sa plume est une pierre lancée au cœur de l’intime, dont les effets se propagent par ondes successives dans la sphère des drames collectifs endurés par les libanais comme la guerre civile dévastatrice. Sans concession aucune, elle ne manque pas de dévoiler les entrailles obscures d’une certaine société des apparences dont les traumas sont prétextes à toutes les injustices et manquements.
Ce thriller psychologique est captivant tant ses problématiques sont universelles. On en est troublé à force de percevoir une part d’humanité dans chaque personnage, aussi détestable soit-il. Il y est question d’amour, de la violence du désamour, de la folie, de tragédies incessamment répétées au point que toutes les petites histoires finissent par verser dans la grande.
En fine observatrice de sa société, Najwa Barakat nous livre ici un tableau bouleversant d’une malédiction qui continue encore de sévir dans un pays au bord de l’effondrement.
Nadia Leïla Aïssaoui
Article publié dans l'Orient Littéraire
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