Depuis le déclenchement des révolutions arabes, des débats sur l’impact des révolutions sur les sociétés -en termes de transformation ou d’exacerbation des tensions et des contradictions- agitent certains cercles intellectuels arabes et dévoilent les logiques de leurs divergences.
Voici cinq des questions majeures autours desquelles se cristallisent l’essentiel du différend dans ces cercles. La cinquième question mérite d’être abordée même si elle enregistre une perte nette de vitesse dans le débat. Nadia Aissaoui et Ziad Majed pour Mediapart.fr
La laïcité et la religion :
Le fait que les mosquées se soient transformées en lieux de mobilisation chaque vendredi et que les islamistes reviennent sur la scène politique comme l’une des forces les plus organisées alimentent les craintes de certains intellectuels (bien que minoritaires). Ces derniers considèrent qu’un régime despotique laïc représente un moindre mal comparé à un nouveau régime politique inspiré du religieux dont les islamistes en seraient parmi les acteurs principaux. Par conséquent, ils restent sceptiques quant aux transformations produites par les révolutions, certains vont même jusqu’à craindre implicitement de regretter l’avènement de ce printemps.
A ce discours, de nombreux intellectuels opposent l’argument de la responsabilité des régimes despotiques dans l’instrumentalisation politique de la religion. Ces régimes ont transformé par défaut les mosquées en lieux de socialisation (politique) en réduisant à néant les autres espaces où se nouent les liens citoyens et se développent le discours et les pratiques politiques dans leur diversité. Ils ont également tenté de nourrir certains courants salafistes pour les utiliser contre les Frères Musulmans et les oppositions laïques, tout en se présentant à l’occident comme seuls remparts face aux « extrémistes religieux ».
Les mêmes intellectuels poussent encore plus loin leur argumentation en considérant que la réappropriation de la liberté d’expression et le rejet de l’oppression (deux acquis des révolutions) constituent des barrages à toute tentation hégémonique. Et même si les islamistes sont les plus organisés, d’une part, ils ne sont pas tous réunis dans un cadre partisan et idéologique unique, d’autre part ils ne sont pas seuls dans les futurs échiquiers politiques et pour finir ils ne bénéficient plus de la même aura au sein de la nouvelle génération urbanisée et éduquée qui a largement pris part aux révolutions. Par conséquent, le soutien aux révolutions relève du devoir puisqu’elles ne peuvent qu’être bénéfiques au monde arabe.
Les minorités :
Un certain nombre d’intellectuels se font les porte-voix d'une crainte grandissante qu’ils nomment « la peur des minorités ». S’ils font allusion pour l’Egypte à la peur des coptes, ils sont surtout focalisés sur celle des chrétiens (et alaouites) en Syrie. Ils estiment que le régime du Baath procure une protection aux minorités de l’hégémonie de la majorité musulmane (sunnite). Tout changement menacerait directement ces minorités et pourrait mener à des conflits et guerres civiles.
Répondant à cet argument, d’autres intellectuels dénoncent la métamorphose d’une peur légitime de la persécution et de l’exclusion propre aux minorités (dans une région où le despotisme règne depuis longtemps) en une incitation à opprimer la majorité par crainte de la voir arriver au pouvoir. Ce qui implique en d’autres termes et selon cette logique un soutien inconditionnel à un régime qui écrase la majorité parce qu’un pouvoir issu de la volonté de cette dernière constituerait une menace pour les minorités. Cette appréhension hypothétique d’un despotisme supposé de « la majorité » devient donc aux yeux de« la minorité » un prétexte puissant pour défendre un despotisme bien réel et sanguinaire. Cette logique est dénoncée et invalidée tant sur le plan éthique que politique.
La stabilité sous la dictature ou l’inconnu et le chaos :
Des analyses et articles abondants nourrissent le débat concernant cette équation. On y trouve des mises en garde contre les dangers des soulèvements populaires pour la paix civile et la stabilité des pays arabes d’autant que la situation en Syrie, au Yémen et à Bahreïn diffère de la Tunisie et de l’Egypte. Ces trois pays se démarquent des deux derniers par les clivages verticaux qui scindent leurs sociétés du point de vue confessionnel, tribal et sectaire. Dans ce sens, beaucoup d’intellectuels se disent inquiets du sort de certains pays du Machreq ou du golfe qui sont traversés par des révolutions, en particulier la Syrie, si leurs régimes venaient à tomber. Ils augurent que l’alternative aux régimes ne peut qu’être violente puisqu’elle impliquera un chaos et même un déploiement des « groupes extrémistes » (comme ce fut le cas en Iraq).
Face à cette position, on trouve en revanche une littérature dont les auteurs estiment que ces arguments ne sont rien d’autre qu’une forme (à peine camouflée) de soutien aux régimes tyranniques. En effet, appeler les manifestants et les victimes à la retenue et à l’arrêt de leur mobilisation pour éviter la déstabilisation, au lieu de demander des comptes aux responsables politiques pour les crimes commis contre les citoyens, n’est rien d’autre qu’une défense des régimes et une caution apportée à leurs dirigeants. De plus, lorsque les « sceptiques » s’interrogent sur l’alternative au régime despotique, ils mettent d’emblée en cause les possibilités de changement qu’ils conditionnent par l’élaboration d’alternatives satisfaisantes à leurs yeux. Tout se passe comme si ce travail d’élaboration avait été possible en amont sous une dictature où interdiction de rassemblements politiques, bannissement des libertés d’expression, persécutions, arrestations, tortures et assassinats de militants sont pratique courante.
Le changement donc constitue un préalable à toute alternative. Autrement, les sociétés demeureront prisonnières des régimes en place par peur du vide que pourraient produire leur chute.
Ali Farzat - Syrie |
Le double standard :
Depuis le déclenchement des révolutions en Tunisie et en Egypte et leur extension à la Lybie, Bahreïn, Yémen et Syrie la polémique dans les milieux intellectuels et médiatiques arabes ne cesse de s’amplifier concernant la question du double standard.
Si certains intellectuels ont affiché un enthousiasme manifeste face aux révolutions en Tunisie, Egypte, Yémen et Bahreïn, ils ont toutefois gardé le silence pour la Lybie et soutenu ouvertement le régime syrien. Cette attitude est justifiée par ses protagonistes par le trouble semé par « l’intervention étrangère » en Lybie d’un côté, et l’appui de la Syrie au mouvement Hamas et au Hezbollah en tant que symboles de résistance aux israéliens dans la région de l’autre côté.
Ceux qui s’inscrivent en faux par rapport à cette logique concluent que ses défenseurs, loin de se préoccuper de la démocratie, privilégient davantage certaines politiques étrangères (parfois factices) des régimes quitte à ce qu’ils soient sanguinaires avec leurs peuples. Par conséquent, ils n’adhèrent en rien à la philosophie du printemps arabe, mais souhaitent plutôt voir partir ou rester les régimes selon leur évaluation de leurs positions et alliances.
L’exemple est flagrant dans le cas syrien, où la démagogie dans l’instrumentalisation de la cause palestinienne sans implication directe est édifiante. Le régime pousse l’effronterie jusqu’à s’attribuer une réputation de résistance pour détourner l’attention sur les atrocités commises contre son peuple. Des actes barbares récurrents et d’une violence sans pareil dans d’autres régimes arabes.
L’extérieur et l’intérieur :
Hormis des cercles intellectuels restreints, certains régimes et médias qui leur sont loyaux ne sont pas parvenus à faire de la dualité intérieur-extérieur un objet de polémique politico-culturelle, même si cette dualité surgit de temps en temps. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir tenté en exploitant l’intervention onusienne (via l’OTAN) en Lybie, les positions occidentales différentes concernant certains pays (Bahreïn, Yémen, Syrie) et plus récemment encore les marches des réfugiés palestiniens vers les frontières du Golan occupé (dont le timing du côté syrien parait bien douteux après 39 ans d’occupation et de calme plat) qui ont fait des dizaines de victimes tombées sous les balles israéliennes. Il faut rappeler d’ailleurs que les palestiniens du camp de Yarmouk à Damas ont manifesté contre la manipulation de leur cause par le régime Assad suite à la tuerie sur la frontière, et ont scandé des slogans de soutien à la révolution du peuple Syrien. Des agents du régime ont répliqué en ouvrant le feu sur la foule faisant également plusieurs victimes (voir vidéo).
Les écrits à l’affût du complot semblent nettement moins faire écho auprès de l’opinion contrairement à la période irakienne. La mise en cause de Washington dans la manipulation des révolutions n’est plus prise au sérieux dans la majorité des sphères politisées sauf à quelques exceptions près telles que les nationalistes arabes ou les communistes ou certains islamistes tous issus de générations coutumières de la « théorie du complot » (surtout au Liban et en Jordanie).
En outre un débat sérieux et rationnel est engagé autour du positionnement des parties étrangères par rapport aux évènements dans la région. Il analyse les enjeux, les différents rapports de force et les intérêts des puissants acteurs politiques, en particulier l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite (où le régime semble s’opposer à tout changement dans la région), et plus largement Israël, l’Europe, la Russie, la Chine et les Etats-Unis.
Les développements des prochaines semaines en Lybie, au Yémen et en Syrie apporteront autant d’éléments complémentaires qui contribueront non seulement à dévoiler davantage les contradictions internes de certains intellectuels et les carcans idéologiques d’autres, mais aussi pour une autre partie, la formidable maturation et capacité de déconstruction d’arguments devenant caduques.
Le printemps arabe aura eu le mérite non seulement d’exhumer des débats anciens, mais aussi d’apporter du sang nouveau dans les idées et d’impulser dans le monde arabe une dynamique réflexive indubitablement nécessaire aux transitions démocratiques.
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