vendredi 8 mai 2020

Le coronavirus, réfugié de la destruction environnementale


C’est dans une forme d’urgence que Paolo Giordano s’est emparé de l’écriture pour appréhender la pandémie du coronavirus (Contagion, Seuil, 2020). Écrire pour ne pas oublier. Consigner ce moment tragique, apprendre de cette épreuve car il est conscient que la reprise pourrait engager de nouveau l’humanité dans sa course folle. 

Auteur de La Solitude des nombres premiers, Le Corps humain, ou encore de Dévorer le ciel, Giordano n’est pas seulement écrivain mais aussi docteur en physique. Ce savoir lui confère un sens aigu de l’observation des tumultes de la matière de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Familier de l’univers scientifique, il est à même de mettre de la pensée là où on pourrait ne voir que des chiffres, des équations et des germes. Il inscrit dans un tout cohérent, la pandémie comme un ravage écologique dont l’Homme serait la principale source.


Contagion et lien social

« Je n’ai pas peur de tomber malade. De quoi alors ? De tout ce que la contagion risque de changer. De découvrir que l’échafaudage de la civilisation que je connais est un château de cartes. J’ai peur de la table rase mais aussi de son contraire : Que la peur passe en vain, sans laisser de traces derrière elle. » C’est ainsi que l’auteur commence. D’emblée il pose la contagion comme l’élément clé du bouleversement de notre rapport au monde et à l’autre. Elle sera le fil conducteur de sa réflexion puisque révélatrice d’un phénomène irrévérencieux qui échappe au contrôle de l’homme du XXIe siècle et qui vient mettre à mal son désir de toute puissance.

Oui, l’homme moderne est terrassé par un organisme microscopique, qui n’a ni cerveau, ni esprit. Le virus, persévérant et obstiné, n’a qu’un objectif : trouver des hôtes susceptibles d’être infectés. Il y arrive fort bien, constate l’auteur, qui tient quotidiennement l’étrange comptabilité de cet essaimage macabre. Dès le mois de février, il pressent l’imminence d’un confinement de masse. La contagion marque des taches croissantes et des sillages rouges sur la carte du monde. L’Italie est sur le podium mais bientôt, elle sera inéluctablement rattrapée via une « contagion à la mesure du monde d’aujourd’hui, global, interconnecté, inextricable ».
Gestes barrière, confinement, distanciation sociale, des termes nouveaux qu’il faudra désormais intégrer dans notre culture. S’éloigner les uns des autres pour survivre collectivement, tel est l’étrange paradoxe que nous impose le virus. Si la « contagion a compromis nos liens », nous sommes réduits sous sa menace à se reconnaître comme « une collectivité, un organisme unique ». Elle impose la solidarité par-delà les frontières, les cultures et les appartenances. Au regard du risque encouru, nous sommes condamnés pour le meilleur et le pire à nous soucier les uns des autres et à nous protéger mutuellement.

Mais comment faire ? Ou autrement dit par l’auteur : « Comment arrêter ce qui ne cesse de croître ? » Il répond tout de go : « Avec beaucoup de force, de sacrifices et de patience. » Pas si simple quand la force a été dépouillée de sa vertu positive, pour revêtir une apparence virile et militaire. Le sacrifice et la patience sont, quant à eux, devenus majoritairement antinomiques avec les exigences de la société individualiste à la consommation prompte et vorace.


Le virus et notre rapport au vivant

« Ce qui se produit avec le Covid-19 se produira de plus en plus. Parce que la contagion est un symptôme. L’infection réside dans l’écologie », annonce à juste titre l’auteur. Le Covid-19 et d’autres virus avant lui ont en quelque sorte ouvert la boîte de Pandore nous révélant nos aspects les plus vils dans notre conduite vis-à-vis de la biosphère. L’action dévastatrice de l’homme extermine peu à peu les réservoirs à virus autrefois éloignés de la chaîne alimentaire. C’est notre agressivité envers l’environnement qui nous rapproche des agents pathogènes et pas l’inverse. En réalité le virus n’y est pour rien. Il compte « parmi les nombreux réfugiés de la destruction environnementale ».

Cette perspective n’est pas courante dans un monde où la posture homo-centrée prévaut. Elle incite à penser la lutte contre la pandémie en dehors du lexique de la guerre. L’ennemi n’est pas celui que l’on croit, il n’est pas invisible, bien au contraire, il se trouve dans l’espèce humaine même.
La contagion est donc une invitation à réfléchir à nos modes de consommation, à notre rapport au vivant dans une optique de conservation de notre environnement comme seule issue pour la survie de notre espèce. Elle est une injonction à inverser l’échelle des valeurs de nos sociétés à la lumière de la modération, du partage et surtout du ralentissement. Ce dernier est le cœur secret de la contagion. Le R0 dont parle l’auteur, ce nombre qui définit la rapidité de diffusion, y est intimement lié. Plus il est bas, plus nos chances sont élevées d’éradiquer la pandémie. Et la seule voie pour y parvenir est de le ralentir, renoncer à la normalité de nos vies d’avant, nous confiner.

Alors que le monde aspire à retourner à une normalité qui nous était devenue invisible et banale, peut-être faudrait-il prendre conscience qu’elle représente notre bien le plus précieux. À partir de là, il nous serait nécessaire, sans qu’un être microscopique n’ait à prendre une fois de plus le pouvoir sur nos vies, de nous remettre en question, de contrôler le R0 de notre capacité de nuisance. Car si pour l’auteur « abaisser le R0 est le sens mathématique de nos renonciations », il devrait également incarner une nouvelle vision du respect de l’éthique du vivant et de la biosphère en général.

Plus qu’un essai, ce texte est un véritable manifeste. Il nous intime de penser la période de confinement comme une opportunité de nous ressaisir. « Car nous n’avons pas affaire à un accident fortuit ou à un fléau. Ce qui arrive n’a rien de nouveau. Cela s’est déjà produit et se reproduira. »
Il nous appartient alors de contrer cette fatalité. Tout comme il nous appartient de cultiver la seule chose demeurée à l’intérieur de la boîte de Pandore selon la mythologie : l’espérance.

Nadia Leïla Aïssaoui
Article publié dans l'Orient Littéraire

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