Dans les huit chapitres qui constituent
son livre Se défendre, une philosophie de la violence (La découverte,
2019), Elsa Dorlin déroule l’histoire constellaire des mouvements de «la
violence défensive» et des luttes dont le corps dominé a constitué la
principale archive. Elle explore une généalogie liant les savoirs et cultures
syncrétiques de l’autodéfense esclave, aux techniques de combats des
organisations juives contre les pogroms en Europe de l’Est, à la philosophie
des Black Panther, aux patrouilles d’autodéfense queer et aux praxis
d’autodéfense féministe en Amérique, au ju-jitsu pratiqué par les suffragistes anarchistes
anglaises.
Les corps désarmés
L’autrice commence par retracer l’évolution
vers le désarmement sélectif des populations qui s’est opérée à partir du XIVe
siècle en Europe. Afin que l’armement soit le fait de l’État, il avait fallu en
monopoliser la fabrication, le stockage et le commerce. Dans les contextes
coloniaux, impériaux et esclavagistes, le droit de détenir et d’user d’armes
était en revanche octroyé à tous les colons à des fins considérées de «défense
de soi». Pendant ce temps, le corps désarmé noir, esclave, indigène et colonisé
se transformait en catégorie anthropologique racialisée dangereuse par essence,
qui faisait de tout acte commis, un délit criminalisé. En Louisiane par
exemple, il était strictement interdit à un noir d’être en possession d’un
crayon ou d’un stylo sous peine d’être condamné pour tentative de meurtre et
pendu.
Comme si le désarmement ne suffisait
pas, à la fin du XVIIe siècle, l’article 16 du Code noir français interdisait
même les attroupements festifs des esclaves appartenant à plusieurs maîtres. Le
contexte de l’époque avait contraint les premiers à la création de scènes
d’affrontements détournées et figurées qui produisaient une panique blanche,
car un pas de danse était perçu comme un engagement au combat.
Des corps désarmés face à l’horreur, il
est également question dans ce livre, qui évoque la persécution des juifs en
Europe de l’Est. L’épisode du ghetto de Varsovie illustre comment le geste
dérisoire du choix de la défense de soi, de son humanité dans une situation
désespérée, revient à la défense du choix de sa mort. L’autrice évoque ainsi la
notion de « thanatoéthique », qui investit la mort comme instance restaurative
des valeurs de la vie.
Israël et États-Unis : l’autodéfense en
tant que violence offensive
Elsa Dorlin explore le dévoiement du
principe d’autodéfense en violence. Ce glissement vient conforter le levier
racial de la domination exercée sur les communautés craintes.
Elle rappelle à cet effet la manière
dont le destin tragique des juifs a enfanté d’un sionisme qui a évolué en
idéologie raciste, militarisée et colonialiste en Palestine. De là, une
certaine conception de «l’autodéfense» s’est formalisée dans l’état-major
israélien déployant des guerres de conquête contre tous afin «d’assurer
l’existence de la nation».
Aux États-Unis, la philosophe revient
sur la façon dont le concept de la préservation de soi a débouché dans la
société américaine sur un arsenal juridique portant sur le droit à
l’autodéfense armée. Ce droit a été racialisé puisqu’il fut longtemps exercé
par les organisations blanches telles que le Klu Klux Klan, pour asseoir leur
suprématie par la violence punitive contre les Noirs. En somme, il s’agissait
de châtier, d’user d’une violence exemplaire pour «se conserver».
Quel choix reste-t-il aux corps désarmés
face à cette violence offensive ? Dorlin cite l’exemple des Black Panthers qui
se sont emparés du même droit de s’armer, au nom de la légitime défense. Ce
positionnement a constitué un point de friction sensible entre partisans de la
non-violence, prônée par Martin Luther King, et ceux qui, comme Malcolm X et
Bobby Seale, considéraient l’autodéfense comme une politique d’affirmation de
soi. Pour appuyer ces derniers, Robert. F. Williams préconisait le recours à
l’autodéfense dans la mesure où il n’y avait pas de justice pour les Noirs.
Pour lui, l’autodéfense n’était pas l’amour de la violence mais celui de la
justice. Aussi n’opposait-il pas non-violence et autodéfense, mais soutenait
l’intervention de la dernière lorsque la première avait atteint le point
critique équivalent au suicide. Ce débat est venu par la suite se complexifier
par l’apport des féministes noires, opposées pour la plupart au port des armes
car il équivalait à disposer d’un pouvoir viriliste dont elles étaient exclues
et qu’elles définissaient comme «blanc».
Pour conclure, il importe de souligner
que l’autodéfense légitimée par diverses théories ne porte pas la même
signification selon que l’on se place du côté du dominant ou des dominés. Pour
l’autrice, si se défendre favorise une prise de conscience et une affirmation
d’une certaine puissance d’agir, il serait alors possible d’espérer et sortir
de l’impuissance radicale du désarmé. À condition, rappelle-t-elle, que la
proie ne se transforme pas en prédateur.
Nadia Leïla Aïssaoui
Article publié dans l’Orient Littéraire
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