dimanche 22 mars 2020

Confinement - Episode 2: Les confinées à perpétuité

Les confinements se suivent mais ne se ressemblent pas, aussi, les expériences sont autant singulières qu’il y a des confiné.e.s.

De là où je viens et sans doute dans de nombreux pays, l’expérience du confinement est éminemment féminine. Je peux affirmer que des millions de femmes ont été et sont encore aujourd’hui confinées parce qu’elles sont femmes, tandis qu’aucun homme ne l’a, à ma connaissance, été en raison de son genre.
Pour ma part, devoir rester entre quatre murs ne m’invite donc pas à convoquer des métaphores romantiques, mais suscite au contraire une sensation traumatogène d’une réclusion quotidienne non désirée vécue par des millions de mes semblables. Non pas que je remette en question le caractère impérieux du confinement d’un point de vue sanitaire, il réveille cependant en moi une peur archaïque de voir sévir de nouveau le fantôme du geôlier symbolique que je croyais avoir définitivement chassé. Dans cet entravement, cette limitation du mouvement, le sentiment d’asphyxie ne tient pas seulement de mon expérience personnelle. Je l’ai hérité de plusieurs générations de femmes que j’ai contemplées, aimées, plaintes, comprises, haïes parfois. Je n’avais pas choisi de porter leur fardeau jusqu’à ce que je réalise que leur condition était aussi la mienne.

Tableau de Aziza El Aabidi - Morocco, vu sur "Arab Women Artists"

Petite, dans mon village, la notion du dedans et du dehors m’était étrangère ou du moins pas clairement définie. Je pouvais en effet aller et venir à ma guise. Me rendre à l’école, jouer à la marelle devant le portail de la maison, rendre visite aux tantes et cousines étaient des activités routinières. J’effectuais sans m’interroger, pour ma grand-mère, les compléments de courses chez l’épicier du coin. Une motte de beurre, des allumettes, un pot de miel… Je portais aussi avec l’aide d’autres cousins, frère, et jeune tante les larges plateaux de pain et de croquets badigeonnés de jaune d’œuf, à cuire chez le boulanger du quartier. Bref, sortir était comme partir à l’aventure pour accomplir des missions dont seuls les enfants étaient les héros.

A l’intérieur de la maison, certains comportements de ma grand-mère suscitaient en moi amusement et curiosité. Je la revois courir traversant la cour pour se mettre à l’abri des regards extérieurs, à l’ouverture du grand portail vert qui laissait entrer la voiture. Elle m’amusait autant lorsque je la regardais accroupie devant le portail fermé, entrain de scruter au travers de la fente de la boite aux lettres, l’horizon limité de la rue. Elle regardait défiler les passants, guettant peut-être un fait nouveau qui viendrait la distraire de sa routine.

Je l’observais durant ses longues plages de silence, lumineuse, presque transparente, affairée à préparer à manger, griller les poivrons, surveiller les bulles éclatant des crêpes «baghrir» destinées à régaler la famille nombreuse. A quoi pensait-elle? Aimait-elle ces tâches répétitives? Pouvait-elle satisfaire sa curiosité du monde extérieur uniquement par la fente de la boîte aux lettres, les nombreux passages d’invités ou les vacances estivales loin du village? Je ne le saurai jamais. Je ne me souviens pas l’avoir entendue se plaindre. Sans doute parce que sa vie était de loin plus enviable que celle des femmes de son entourage.
La maison servait souvent de lieu où s’accomplissaient les grands chantiers menés par les femmes de la famille élargie. Selon les saisons, mais surtout au retour des beaux jours ou à l’automne, elle se regroupaient, apportant chacune sa part de tâches à réaliser. Rouler le couscous par dizaines de kilos, le passer à la vapeur, le  sécher sur les terrasses sur de grands draps blancs, laver la laine, la nettoyer, la carder au «kardesh», la filer, la tisser, garnir les oreillers et les matelas. Fendiller les olives, trier les piments, préparer la saumure, les disposer dans des jarres par variété et par taille. Ecosser des caisses entières de petits pois, préparer les conserves de tomates, les confitures, la pâte de coings, les gâteaux de l’Aïd. Laver à grande eau et au savon les tapis et couvertures utilisés tout l’hiver, etc. Ces journées n’excluaient pas les tâches domestiques quotidiennes, la préparation des repas et les soins donnés aux enfants. Elles se déroulaient tantôt dans un grand silence, tantôt dans des conversations fournies alternant les nouvelles des unes et des autres, les confidences intimes parfois douloureuses, des fous rires et des pleurs.
 
De là où je viens, l’expérience du confinement n’était pas celle de femmes oisives, lascives, dégustant des douceurs orientales en sirotant un thé à la menthe. Il existait certes des temps de convivialité autour du rituel du goûter. Mais cette réalité est loin de correspondre à la représentation née de l'imaginaire orientaliste. 
De là où je viens, ces femmes vaillantes, souvent levées aux aurores travaillaient sans relâche, sans contrepartie. Leurs mains étaient calleuses, leurs talons fendillés par la macération dans l’eau et le détergent. Elles étaient et sont probablement encore les prolétaires de l’intérieur dont le seul horizon est de maintenir en ordre leur foyer pour assurer leur survie.
Le dehors pour elles était un non-lieu, un espace qu’il ne fallait pas investir mentalement car elles savaient que leur corps y seraient malvenus. Elles le traversaient furtivement comme une zone nucléaire dont il fallait se prémunir en s’enveloppant d’un «Hayék», ce voile clair tissé de soie. Le visage recouvert à hauteur des yeux d’une voilette en dentelle le «Aâjar» noué derrière la tête, qui ne laissait deviner ni la forme du visage ni passer correctement l’air.

C’est avec le recul que les conversations entendues, alors que je participais aux chantiers des femmes, ou dans les coulisses des mariages, autour des interdits faits aux femmes, ont pris du sens. Lorsqu’à la puberté ont commencé à se dessiner mes formes, des frontières entre le dedans et le dehors ont commencé à s’ériger. Les sorties limitées au strict nécessaire ont tracé des itinéraires bien précis qui n’autorisaient pas la flânerie. J’ai compris alors que mon corps posait problème, que dorénavant j’allais devoir considérer le dehors comme un milieu hostile peuplé de prédateurs. Sans vraiment comprendre pourquoi, j’étais prise d’une angoisse sourde alimentée par ses échos de récits féminins.

Je réalise en écrivant ces lignes que l’expérience du confinement génère en moi un sentiment ambivalent. J’éprouve une tendresse infinie à me remémorer ces moments de l’enfance car cette matrice close était nourricière et prolongeait d’une certaine façon ma gestation. Je n’en mesurais pas la dimension injuste et discriminante parce que je ne la nommais pas comme telle. Je savais au fond de moi que je n’y resterai pas et que j’allais naitre à moi-même en quittant le village. J’avais conscience que mon ambition buterait assez vite contre les parois d’un espace trop exigu pour contenir mes rêves. Il fallait pour cela faire des études, beaucoup d’études. J’avais d’autant plus cette certitude que mon grand-père avait fait de la scolarisation de ses filles une priorité et usé de sa notoriété de directeur de collège pour forcer les autres familles à en faire autant.
J’éprouve dans le même temps un sentiment d’étouffement pour toutes celles qui n’ont pas pu sortir, qui ne s’extrairons jamais de cette matrice. Elles ne pourront pas naitre et apprendre à marcher seules pour explorer le monde qui les entoure. Telles des bonzaïs, elles se déploieront dans tout leur potentiel, dans un périmètre autorisé et limité par les murs et le plafond du patriarcat. A chaque fois qu’elles voudront étendre un peu plus leurs branches, elles leur seront inlassablement taillées, jusqu’à ce qu’elles cèdent. Jusqu’à ce qu’elles ne s’y aventurent plus et intègrent l’injonction de ne plus grandir dans leur réalité de femmes.

L’Algérie a beaucoup changé depuis et mon village aussi. Je mesure par ailleurs le chemin admirable parcouru par beaucoup de femmes pour grignoter à chaque fois un peu plus d’espace, dans leur foyer, dans leur village, dans leurs villes.
Toutefois je continue de faire mien ce sentiment d’injustice, cette angoisse qu’éprouverait toute femme recluse contre son gré (et il en existe encore), condamnée à vivre sa vie par procuration car, pour elle, si le confinement a un début, il n’a souvent jamais de fin.

Pour lire le premier épisode, veuillez cliquer ici.
Nadia L. Aïssaoui

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