C’est comme un tsunami dont la grande
vague encore lointaine ne nous permettait pas de mesurer le risque car le «nez
dans le guidon», nous n’avons pas remarqué les vagues se retirant en signe
annonciateur de l’apocalypse.
Ce changement de temporalité est une
effraction dans notre réel. Un frein sec dans notre course folle et nos
projections aux pieds d’argile. Il nous ramène à l’essentiel: Préserver la vie
et prendre soin des autres. Tout se passe comme si les situations les plus
terribles nous révélaient la primauté de l’être ensemble en santé et en
sécurité. Je l’ai vécu lors de malheureuses et hélas trop
nombreuses occasions de perte d’êtres chers. Si c’est à chaque fois
une épreuve terrible, on ne peut toutefois s’empêcher, avec nos proches, au
summum du chagrin, d’éprouver une certaine intensité, une douceur dans les
retrouvailles. Comme si avec chaque personne, on reprenait le fil d’une
histoire suspendue par nos départs dans nos vies respectives. C’est un peu
comme si nous n’étions jamais parti.e.s. Nos réflexes tribaux archaïques
reviennent nous rappeler qui nous sommes et surtout combien nous sommes
vulnérables face à l’angoisse de la mort. Le temps suspendu nous dépouille de
nos artifices, nos automatismes et nous retire tout l’attirail matériel que
nous fournit la société de consommation pour nous éloigner de nous-mêmes. Il
laisse émerger nos sombres facettes mais il nous en révèle aussi les plus
belles.
Éprouver de la tendresse, de la compassion
pour nos proches et le manifester comme nous ne nous le permettrions pas en
temps normal, telle est la force de ce moment. Se dire que la vie est plus
forte que tout et qu’elle va reprendre ses droits quoiqu’il arrive. Dans un
sursaut vital, qui n’a pas vécu, ou été témoin d’un fou rire au cœur d’un deuil
pour exorciser le trop plein de peine et de fatigue?
Le temps suspendu permet aussi aux
souvenirs associés aux drames de remonter à la surface de notre conscience,
d’ordinaire débordée.
Tel une thérapie, il donne du sens, un
signifiant à ce qui fait notre singularité. Me vient par exemple à
l’esprit le terrible séisme qui avait frappé mon village d’enfance en 1980, en
Algérie. J’avais alors 11 ans. Passé le choc et l’effroi, je fus soulagée de
constater que moi-même et mes proches avions échappé à ce cataclysme. Puis s’en
est suivie (je le confesse aujourd’hui) une certaine jubilation à l’idée que le
monde s’était arrêté de tourner. Plus d’école, plus de discipline, tous réunis
et surtout le monde entier accourant à notre chevet pour nous secourir. Cette
fois pas de confinement, au contraire, une obligation de dormir dans le jardin
sous des tentes, de vivre dehors avec nos voisins et voisines. Autant dire que
c’était une aubaine pour la future femme que j’étais et dont les formes
naissantes commençaient à faire obstacle à ma liberté absolue de flâner dans
l’espace public (j’y reviendrai dans un autre épisode).
Jamais je n’avais autant contemplé
l’oranger sous lequel nous dormions. Jamais je n’avais remarqué la pureté du
ciel étoilé, ni l'odeur du feu de bois flottant dans l'air annonçant l'arrivée
d'un rude hiver. Je n’avais jamais mesuré le délicieux bonheur de me sentir au
chaud sous les lourdes couvertures en laine
multicolore, «Hanbel», tissées par les femmes et déployées pour
l’occasion.
Le temps suspendu est cette opportunité de prendre conscience de nos privilèges, de nous émerveiller des petites choses. Mais c'est aussi le moment de nous arrêter sur le bord de la route, de faire un pas de côté pour tendre la main à ceux et celles qui y sont restés. Repenser notre richesse non pas à la lumière de ce que nous gagnons où consommons mais plutôt à ce que nous partageons, ce que nous donnons de notre trop plein et de nos personnes.
Nous voilà confiné.e.s mais plus que
jamais ouvert.e.s sur l’univers limpide, sur une planète silencieuse, qui
libère le ciel pour ses oiseaux, qui respire de nouveau et qui
ressuscite Venise.
Nous voilà ensemble dans un espace mental
où foisonnent les rendez-vous insolites et solidaires. Qui aurait imaginé un
jour, jouer un air de Bach à son balcon avant d’être ovationné par tout le
voisinage? Qui aurait contribué à la vie collective en proposant un cours de
Yoga en ligne suivi non pas par les habitués du studio, mais par tous les
utilisateur-trices connectés aux quatre coins de la planète? Idem pour la
danse, les maths, l'histoire géo... Qui n'a pas partagé sur les réseaux sociaux
sa lecture préférée, une visite gratuite au musée, un lien pour un film ou un
recueil de poésie? Qui aurait trouvé le temps de prendre des nouvelles de
toutes les personnes chères dont on ajourne sans cesse le rendez-vous? Qui
aurait proposé d’aller faire les courses pour son voisin vulnérable, ou garder
les enfants de cette femme qui travaille? Enfin qui aurait, de concert avec ses
voisins applaudi l'héroïsme du personnel soignant qui livre une bataille hors
du commun pour sauver nos vies?
C’est dans les pires moments que le
meilleur de l’humain se déploie, c’est ma croyance mais aussi mon expérience de
vie.
Je formule le vœux que nous soyons toutes
et tous définitivement immunisé.e.s non seulement contre le
coronavirus, mais aussi contre les logiques marchandes absurdes qui nous mènent
au suicide collectif. Puissions-nous dans cet élan de survie jeter toutes nos
forces dans le dépassement de ce moment macabre, pour retrouver le sens de la
vie en commun, et célébrer en toute humilité, la beauté et la générosité de
cette planète qui nous accueille.
Nadia L. Aïssaoui
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