Le dernier récit que nous livre l’écrivaine Fawzia Zouari s’apparente à un long voyage trouvant sa source dans les territoires de l’enfance et du féminin. Le corps des femmes constitue la trame principale sur laquelle vont venir se déposer des souvenirs, des peurs, de la cruauté, de l’affection et de la nostalgie.
De sa Tunisie natale, plus précisément de son village, Ebba, l’autrice se raconte, enfant au lendemain de l’indépendance, dans cet entre-deux encore imprégné de présence coloniale et en transition vers un destin aux promesses multiples. Le sien la mènera de l’autre côté de la Méditerranée par un chemin qui relève du miracle tant les obstacles à l’être femme étaient innombrables à l’époque.À Ebba, l’espace privé et l’espace public étaient strictement délimités. «Le monde se divisait en deux dans mon village. Il y avait les femmes avec leurs silhouettes ajourées, leurs incantations, leurs douleurs, leurs pouvoirs domestiques mais aussi leur mystère nimbé de silences perfides et de larmes. Et il y avait les hommes régnant à l’extérieur, complexes, aventureux, puissants, imprévisibles.»
Les petites filles avaient le loisir de bénéficier de la porosité entre deux, prodiguée par l’espace-temps durant lequel elles pouvaient encore s’engouffrer dans le territoire des hommes, avant que leurs corps fleurissant ne les rappellent à la réclusion. Les quelques rares sorties autorisées aux femmes faisaient office de transitions furtives d’un lieu clos à un autre.
Le monde des femmes
L’univers féminin tel que décrit par l’autrice ressemble à une ruche au service de l’ordre masculin. Les femmes y apprennent à défendre la loi des hommes, même si elle faisait leur propre malheur. Les souffrances et parfois l’héroïsme des aïeules étaient jetés aux oubliettes comme pour en gommer l’existence des filles. C’est donc par le mutisme des corps qu’étaient signifiées la place et la fonction des femmes d’Ebba. Elles étaient «une deuxième version du silence». Seule la machine à interdits fonctionnait à plein régime dans un langage empreint de métaphores, d’irrationnel, de rituels et de récits inventés. À l’œuvre, elle finit par consacrer les pleins pouvoirs aux garçons et embrouiller la conscience des filles jusqu’à ce qu’elles finissent par trouver légitimes et normales les contraintes infligées au nom de leurs attributs sexuels.
Les mères se devaient, pour leur propre salut, de vivre leur condition de serves comme une prise de pouvoir sur le territoire de l’intime dont elles avaient l’exclusif accès. Tout aussi cruel qu’il fût, il était toutefois et de manière paradoxale affectueux et nourricier. Peut-être est-ce la raison qui, au-delà de la peur, a pu décourager des femmes d’en transgresser les règles, voire d’en partir. «Il y avait d’un côté les coups et les gifles de nos mamans, certes, mais il y avait aussi une tendresse enfouie dans les plis de leur mélia (voile traditionnel). Ce monde des femmes fermé et sur la défensive peut être si doux et enveloppant. Sans lui, il m’arrive de me sentir comme une branche coupée de son arbre, une feuille d’automne à la dérive, un caillou expulsé de son oued.»
Exister par l’école
La scolarisation imposée à l’époque par le Raïs de même qu’un certain nombre de lois égalitaires étaient loin de faire l’unanimité. Si bien que si les hommes par réflexe d’allégeance et appréhension de la force du pouvoir central semblaient mettre en application les réformes, il en était autrement dans la sphère privée. Aussi, les petites filles étaient scolarisées jusqu’à ce que leurs formes naissantes fassent ressurgir les démons du patriarcat, et sur ordre des mères réintègrent le foyer pour se préparer au mariage et à leur rôle d’épouses et de génitrices.
La petite Fawzia, voyant ses sœurs pubères retourner aux fourneaux, comprit vite que rentrer à l’école et y rester se payait par l’effacement de son corps. «L’école devint mon refuge et la maison de mes rêves. Je courais en classe sans rien avaler. Grâce à l’école j’existais. Je m’incarnais dans l’esprit. Rien ne m’importait plus de la réalité, ni la sévérité de ma mère, ni le chagrin inconsolable de mes sœurs et leurs stratégies de survie, ni même la propension de mes frères à me surveiller maintenant que j’allais sur mes dix ans.»
Oublier et faire oublier son corps féminin revenait à ne pas passer la frontière de l’enfance, à se couper de la possibilité de se connecter à soi. C’était aussi subir un verrou posé par le sang, au cours du rituel de blindage, afin que l’hymen devienne un mur infranchissable par tous les hommes du monde en attendant le mari providentiel.
Inscrit dans la pure tradition de la non-fiction, le récit captivant de Fawzia Zouari pourrait être celui de nombreuses maghrébines ayant traversé la mer et dont le décalage entre leurs contextes d’origine et leur vie en Occident paraît incommensurable.
L’autrice saisit merveilleusement l’impossibilité d’exister autrement qu’à la jonction de deux mondes alliant beauté et cruauté, loyauté et trahison. Elle dévoile comment pour certaines comme elle, sans la moindre schizophrénie, une force tranquille et insoupçonnée a discrètement poussé les obstacles et canalisé la crue souterraine de l’oued menant en territoire de liberté vers l’Ailleurs : «Aujourd’hui, je me demande comment ma volonté a pu survivre à un tel dressage. Dans quelle partie de moi avais-je enfermé mon corps et mes désirs ? Et dans quel brouillard avais-je anéanti tant de sentiments scellés dans ma poitrine, tant de mots venus mourir sur le bord de mes lèvres ? Où puiserais-je plus tard la liberté de me tenir toute seule debout, de m’éloigner jusqu’à sauter par-dessus les frontières et épouser un étranger ?»…
Par le fil je t’ai cousue de Fawzia Zouari, Plon, 2022, 363 p.
Nadia L. Aïssaoui
Article publié dans l'Orient Littéraire, Juillet 2022.
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