«Un grand-père qui est un père est de retour dans un pays qu’il n’a jamais quitté». C’est par cette phrase pour le moins énigmatique que l’écrivain suédois Jonas Hassen Khemiri commence à dérouler le fil d’une histoire familiale singulièrement captivante.
Par une journée d’hiver glaciale, un vieil homme débarque pour une dizaine de jours à Stockholm où vivent ses deux enfants. Le fils, lui-même père, est en congé parental d’un an afin de s’occuper du dernier né. La fille qui est aussi une mère, mais privée de son enfant traverse une période de doute et d’interrogations.
Le roman se déroule sur une temporalité liée au séjour du vieux. Les dix jours qui constituent les chapitres de ce récit, sont en effet la durée qui lui est nécessaire pour régulariser sa situation dans le pays et surtout renouveler la clause paternelle contractée avec le fils. Celle-ci consistant pour ce dernier à gérer la situation administrative et financière du père durant son séjour dans son pays d’origine. Dans ce laps de temps, les liens familiaux autour du père, du fils et de la fille sont passés à l’épreuve de l’absence.
Jamais ne sont prononcés les noms des protagonistes. Seules leurs fonctions s’empilent au gré des situations pour situer les personnages dans la constellation familiale. Ce procédé déroutant au départ, finit par faire son effet au fil de la lecture. Comme si l’auteur cherchait à nous dépouiller de notre tendance à la catégorisation selon les étiquettes classiques de l’identité. Peut-être même nous offre-t-il autant d’écrans de projection à nos manières d’habiter nos vies de père, de mère, de sœur, de frère, de petit.e ami.e, de grand-mère, de fils, de fille…
Le grand père donc, qui est un père, est un homme pétri de certitudes. Il a, selon lui, toujours été à la hauteur, exemplaire et irréprochable. L’échec quand il le frappe, n’est jamais une responsabilité individuelle mais toujours le fait des autres et du racisme. S’il n’est pas aimé c’est qu’il est incompris, si personne ne le trouve drôle c’est que les autres n’ont pas le sens de l’humour. De l’amour il n’exprime rien, «Il a vécu suffisamment longtemps dans ce pays pour savoir que les émotions sont une mauvaise chose», qu’elles doivent êtres rangées, répertoriés et ne pas être libérées.
Le fils qui est un père, espère trouver sa voie au terme de son congé parental. Ses journées et ses petites nuits sont rythmées par les taches ingrates et répétitives de la parentalité qu’il exécute consciencieusement. Il veut incarner ce père idéal que n’a pas été le sien et que la société suédoise plébiscite tant. Sa quête exigeante de la perfection se perçoit dans sa capacité apparente à endosser la charge mentale, y compris les crises des enfants à toute heure, avec un calme olympien. Depuis qu’il est père, il mesure l’impact de l’absence du sien sur sa vie et envisage de rompre la clause paternelle.
La fille est une mère meurtrie, une sœur idéale et une femme
qui s’interroge en vain sur sa légitimité à être aimée par un homme, fut-il le
fils, le père ou le petit ami. Les rendez-vous manqués semblent-être sa façon à
elle de se répondre par la négative.
Au travers d’une narration originale, les mots de l’auteur s’enchainent tels une liste destinée à combler du vide. Sans affect, sans jugement sur les personnages, avec beaucoup d’humanité, il nous plonge dans un imbroglio familial par endroits familier. Au rythme des jours-chapitres, le lecteur se glisse tour à tour dans la peau d’un des membres de la famille. Il regarde ainsi l’histoire se jouer parfois avec un œil, une âme et les mots d’une enfant de 4 ans ou d’un bébé d’un an, et peut même être surpris par une montée d’émotion insoupçonnée.
Jonas Hassen Khemiri réalise une performance remarquable sur le thème de la filiation paternelle, du rapport de loyauté confronté à la blessure de l’abandon. Il capture avec une très grande sensibilité l’ambivalence des sentiments qui habite les personnages pris entre le désir de s’émanciper du microcosme familial et la difficulté de s’en affranchir. En d’autres termes, il s’interroge sur la possibilité de ne pas être comme ses parents tout en demeurant dans la structure familiale ; et à contrario, si l’on peut véritablement se dire libre si on passe sa vie à essayer de ne pas leur ressembler.
Mettre en mots simples ces tiraillements existentiels est sans aucun doute la façon la plus subtile d’en révéler la complexité et la profondeur. Il nous raconte en creux la mélancolie familiale porteuse d’actes manqués et d’occasions ratées de se dire avant qu’il ne soit trop tard « je t’aime et je te pardonne ».
La clause paternelle de Jonas Hassen Khemiri, traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy, Actes Sud, 2021, 368 p.
Nadia L. Aïssaoui
Article publié dans l'Orient Littéraire , janvier 2022
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