«Oublie ton nom, tu es le numéro 1858!» dit le geôlier à Mazen al-Hamada lors de son arrestation. Dans l’usine de la mort qu’est la prison syrienne, cette phrase glaçante préfigurait du sort qui l’attendait, lui qui n’était plus qu’un nombre de plus dans la longue chaîne de l’abattoir.
Mazen al-Hamada, un jeune homme de Deir Ezzor, issu d’une famille nombreuse, aimante et politisée, s’était comme beaucoup de jeunes de son pays engagé avec espoir dans la révolution syrienne. Arrêté, cruellement torturé et violé, il finit par prendre la route de l’exil qui le mènera après maintes péripéties aux Pays-Bas.
Résolu à parcourir le monde et témoigner de l’horreur vécue, Mazen a livré des heures de narration à la journaliste Garance Le Caisne, autrice du livre documentaire à la renommée internationale Opération César, Au cœur de la machine de mort syrienne.
De peur que personne ne le croie, tant l’horreur dépasse l’entendement, Mazen a déployé durant son incarcération un immense effort de mémoire pour noter les moindres détails, se souvenir de toutes les atrocités vues et vécues. S’il revient avec effroi sur la torture physique et psychologique qu’il a endurée avec ses camarades, il souligne en particulier la responsabilité de certains médecins dans les rouages de l’institution carcérale assadienne: «Les hôpitaux tel que l’hôpital militaire Youssef al-Azmeh sont transformés en véritables camps de la mort. Les patients marqués par les médecins lors de la visite hebdomadaire, comme inutiles ou désobéissants, étaient soumis à la mort.»
Il évoque avec douleur les consignes de survie données par ceux qui sont passés par là, afin de ne pas sombrer. «On chante pour passer le temps. Pour se calmer et oublier le monde extérieur. Penser à ta famille rend fou. Tes yeux sortent de leurs orbites. Tu ne peux pas. Il ne faut pas. Sinon tu t’écroules. Mes frères m’avaient prévenu: Ne pense pas à l’extérieur.»
L’autre enfer
«Si je vis, je raconterai, si je meurs mes souvenirs resteront là.» Mazen a survécu et a décidé quatre ans durant, à tout raconter. Mais la mission s’annonce douloureuse tant le fardeau s’avère lourd pour un homme si fatigué: «regarder en arrière me brise. Je dois vivre, mais vivre est difficile.» Vivre est d’autant plus difficile pour lui sachant les siens toujours en enfer et voyant son effort coûteux de témoignage se heurter au cynisme de la communauté internationale: «Quatre ans de témoignage sans que rien ne bouge, à quoi bon ? On a été massacrés sur l’autel des intérêts… Nous avons été trahis…»
Dévoré par l’impuissance et la culpabilité, le corps et le cerveau en lambeaux, Mazen dans un acte suicidaire, a pris le chemin du retour dans son pays natal, préférant sans doute partager le calvaire des siens à l’enfer de la solitude en exil. Il a disparu depuis.
Garance Le Caisne a tenté, par le recueil de sa parole et l’écriture, de contenir cet être pulvérisé par la violence de la barbarie. Elle a voulu lui signifier que sa mission n’était pas vaine, elle était même essentielle pour qu’un jour justice soit faite et que la mémoire d’un peuple martyrisé ne soit pas engloutie par l’oubli. Elle s’adresse à lui avec tendresse et compassion, espérant peut-être lui faire entrevoir une lueur d’espoir: «Oui on voudrait te border d’un voile léger, te refermer, te réunir, que tu sois UN à nouveau. Rassembler tes morceaux dispersés et meurtris, contaminés, mais il faudrait parcourir le chemin à l’envers, et regarder en arrière te blesse. Alors quoi ? On voudrait voyager à tes côtés, avancer, se pencher pour recueillir [tes morceaux] un à un… les envelopper dans un linge imprégné de l’odeur de l’enfance, du vent sur l’Euphrate et des parfums du désert. On irait à la source pour les laver et tu repartirais souriant de ce large sourire qui n’appartient qu’à toi. Alors tu cheminerais heureux, à nouveau, apaisé. Et pourquoi pas ? Pourquoi pas.»
La torture après la torture
Dans cette conversation avec l’absent, l’autrice en convoque d’autres. Elle met en dialogue des extraits de témoignages de survivants des camps de concentration nazis et ceux du goulag, semblables à s’y méprendre à celui de Mazen. La barbarie au cœur de leur vécu collectif ignore le temps et les frontières. Elle laisse pantelants des corps dissociés, désarticulés et des êtres condamnés à l’errance. «La souffrance vient de partout. De la prison, des massacres, des brûlures pendant la torture (…) la blessure est là, à l’intérieur de mon ventre comme si j’étais coupé, tranché en deux… Une lame entre et sort lentement. C’était une mort si lente. Tu comprends?»
Comment ne pas comprendre ces mots qui résonnent si fortement avec ceux de Jean Améry, survivant d’Auschwitz: «C’est la force des tortures. De continuer à torturer, longtemps après les coups portés. La torture commencerait presque après les coups. Marques indélébiles, fêlure, rupture définitive, qui feront du torturé un autre homme, seul avec ça.»
Garance Le Caisne signe ici une œuvre remarquable et bouleversante de la littérature concentrationnaire. Écrire cette tragédie à travers celles et ceux qui l’ont vécue ne permet sans doute pas d’en sortir indemne. C’est en cela un acte d’héroïsme avant d’être un devoir éthique de faire vivre la mémoire de la centaine de milliers des disparus derrière les portes de l’enfer.
Parcourir l’ouvrage, c’est se livrer à une bataille contre l’oubli, se faire violence pour dépasser le sentiment d’horreur et porter un peu le poids de cette histoire afin de soulager celui qui la raconte, maintenir en vie les absents et ne jamais oublier son nom, leurs noms.
Oublie ton nom: Mazen al-Hamada, mémoires d’un disparu de Garance Le Caisne, éditions Stock, 2022, 230 p.
Nadia L. Aissaoui
Article paru dans l'Orient Littéraire,
Janvier 2023
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire