Hishâm Khattab, jeune cairote, ingénieur en géologie au chômage, voue une passion ardente pour les manuscrits anciens. Il s’intéresse en particulier à l’histoire de l’islam et aux grands penseurs musulmans qui ont fondé ou nourri la réflexion théologique de divers courants tels que le soufisme, l’ibadisme, le kharijisme, le chiisme ou le mutazilisme.
À défaut de pouvoir vivre de son métier, il fait du commerce de livres anciens son gagne-pain. Un jour, dans l’attente du passage d’un convoi présidentiel, il aperçoit dans la foule une jeune femme, Mervat, tenant entre ses mains Le Grand Livre de l’interprétation des rêves attribué à l’imam Muhammad Ibn Sîrin, datant du VIIIe siècle. Intrigué par cette femme à laquelle il trouve une troublante ressemblance avec la muse et épouse de Marc Chagall, il l’aborde et de cette conversation naît une relation nourrie de leur passion commune pour l’art et la littérature.
La mémoire et l’imagination
Si l’ouvrage porté par Mervat a attiré son attention, c’est que Hishâm est lui-même habité par un rêve récurrent dans lequel il voit des anges descendre du ciel pour cueillir tout le jasmin de Basra, et il se trouve que ce songe est justement commenté dans le livre d’Ibn Sîrin qu’il connaît bien. Il y est interprété comme un signe prémonitoire de la disparition de tous les penseurs de la ville. Mais pourquoi donc vient-il hanter les nuits de Hishâm ? Ce dernier, par ses lectures, prit en outre connaissance de l’existence d’un alter ego ayant partagé ce même rêve : Yazid Ibn Abihi, petit vannier de Basra auquel il s’est senti étrangement relié.
Entre le Caire contemporain et la Basra de la fin du VIIIe siècle se trament alors des récits de vie captivants de personnages témoins d’une époque à l’effervescence intellectuelle notoire d’une part et une période de déclin généralisé d’autre part. De ces lieux et de leurs contextes que plus de mille ans séparent, nous parviennent les échos des histoires d’amour, d’amitié, de rapports de pouvoirs et de trahison dont les rives du Nil et les jardins du sud irakien ont entre autres été témoins. Les trajectoires de Hishâm et Yazid se confondent par moments. Tous deux obnubilés par leurs questions existentielles, traversés par leurs doutes et en proie à la vulnérabilité que leur confère la condition humaine. Ils n’auront de cesse de chercher des réponses à leur quête, pour le meilleur et pour le pire dans le sillage du parfum entêtant des fleurs de jasmin.
L’identité et les origines
L’autrice décline, tel un conte polyphonique, une même histoire alternant plusieurs tableaux à travers le regard croisé de ses protagonistes et d’autres personnages qui les entourent. Il est à cet égard fort délicieux de constater par exemple le décalage immense de perception des relations vues par des hommes ou des femmes. C’est la preuve, s’il en fallait, de la complexité des rapports humains et de la représentation singulière, propre à chacun d’une même réalité.
Par ailleurs, ce récit riche et documenté témoigne d’une époque dont la diversité (notamment des débats théologiques et philosophiques) laisse les lecteurs non sans une certaine nostalgie de ce qu’aurait pu représenter une identité dans la pluralité, si cette richesse avait été préservée.
Dans une écriture qui entretient un rapport dialectique entre la mémoire et l’imagination, l’écrivaine laisse deviner son attachement profond au thème des identités et des origines. L’ancrage du récit dans des lieux auxquels sa propre histoire fait référence abonde dans ce sens. Car c’est bien d’un espace géographique que jaillit une identité et une vie pétrie d’un imaginaire doté de faits et orné de croyances et de contes populaires.
Le roman de Mansoura Ez-Eldin, à la qualité littéraire certaine, offre en prime des entrées bibliographiques extrêmement élaborées. On y retrouve un lexique des écoles religieuses, celui des noms et des lieux ainsi que les notes du traducteur qui facilitent et éclairent grandement la lecture, ici hautement recommandée.
Les Jardins de Basra de Mansoura Ez-Eldin, traduit de l'arabe (Egypte) par Philippe Vigreux, Sindbad/Actes-sud, 2023, 224p.
Nadia L. Aïssaoui
Article publié dans l'Orient Littéraire, février 2023
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire