A l’instant où Iman Mersal écrivaine et poétesse égyptienne, découvre dans les années 90, l’unique roman de Enayat Zayyat «L’amour et le silence», elle est loin de se douter que le destin tragique de cette femme allait la hanter durablement. Prise dans une sorte de ravissement au sens où l’entendait Marguerite Duras -un rapt psychique et émotionnel-, l’autrice part en quête de réponse à la lancinante question : «Qu’est-ce qui fait qu’une écrivaine prometteuse, passionnée, mère d’un enfant, décide de se donner la mort à l’âge de 25 ans?».
Guidée par la force mystérieuse de ce personnage qui lui colle à la peau, elle va déplier l’écheveau d’une vie d’apparence ordinaire mais qui nous fait voyager dans une extraordinaire période politique et culturelle du Caire du 20ème siècle naissant. Un travail aussi intense que riche qui fait revivre une icône, féministe à son insu.
Monographie d’une femme dans une ville en déclin
Telle une expédition archéologique, l’autrice investigue, de fil en aiguille, à la recherche d’indices la rapprochant du dénouement du mystère. Elle fouille dans les strates d’une ville pour s’imprégner de l’environnement dans lequel Enayat a vécu. Elle tente de reconstituer un puzzle à partir de récits de personnes proches (dont sa meilleure amie, l’actrice Nadia Lutfi) ou plus lointaines, et de rares documents d’archives glanés ici et là.
Le récit nous emmène dans une capitale cosmopolite, cœur palpitant de la Nahda (renaissance arabe). La fine fleur de la littérature, du cinéma et de la musique arabe s’y retrouve à cette époque. Le Caire accueille aussi le meilleur des chercheurs en anthropologie, en archéologie et tous ceux tombés sous le charme de son histoire fascinante. L’Égypte est la « mère du monde » et l’arrivée du Nassérisme semblait, pendant ses premières années, offrir en plus une promesse de modernité.
C’est dans ce contexte que nait et grandit Enayat Zayyat. Issue d’une famille bourgeoise, elle a cependant peu de gout pour le confort étroit que ce statut lui confère. C’est sans doute l’étouffement et la culpabilité liés à sa classe sociale qui l’incitent à s’en émanciper par le travail et surtout par l’écriture « je ne suis pas propriétaire de ma richesse, je n’en ai que l’usufruit. Je ne possède rien d’autre que mon âme ». Enayat opte pour le mariage afin d’échapper à une longue scolarité mais elle réalise que loin de l’émanciper, cette union dont un enfant nait vient l’enferrer dans le rôle d’épouse et de mère. Quelques années plus tard, elle décide de quitter un époux violent opposé à ce qu’elle travaille. Les pages de son journal intime révèlent une grande détermination et une soif de liberté, elle y rédige merveilleusement, à la troisième personne, la prise de conscience de son oppression « Elle a découvert en elle une force d’âme prodigieuse (…) Soudain elle a vu la clé du salut accrochée à son cou, à elle, de l’intérieur. Alors elle s’est levée, elle a ouvert la porte et sur son seuil, elle a respiré à plein poumons l’air de la vie».
De retour dans la maison familiale Enayat s’aménage à l’étage un espace à elle pour s’y enfermer et écrire. Tout comme Virginia Woolf, elle savait que l’espace premier à conquérir pour une femme était celui de son propre esprit, dans une « chambre à soi ». La connaissait-elle au moins ?
Elle laissera souvent parler pour elle, Nagla l’héroïne de son unique roman, sur la maternité dans ce qu’elle comporte de « culpabilité, de terreur, d’égoïsme et de dilemmes ». Des passages qui résonneront fortement auprès d’Iman Mersal « comment la femme a-t-elle pu rester tout au long de l’Histoire de l’humanité un bien à la disposition de l’homme et sous sa dépendance, alors qu’elle donne la vie et qu’elle est mère de tous les humains ? Pourquoi les douleurs terribles qui la submergent au moment où elle s’apprête à offrir un nouvel enfant à l’Humanité n’intercèdent pas en sa faveur pour que l’homme soit tendre et aimant à son égard ? »
Enayat a une conscience aiguë et avant-gardiste de l’entrave que la maternité vient mettre à son désir de liberté « la femme se contente de son rôle de mère, de pourvoyeuse de vie. Peu lui importe de perdre des années de sa vie à donner naissance à des enfants. De perdre sa vie sans travailler. Mais moi, serai-je comme Chérifa ? Une simple mère qui tombe enceinte, accouche et se contente d’offrir des enfants aux générations à venir ? Non Impossible ! Je veux travailler ». Cela lui coutera sa vie de couple et la perte du droit de garde de son enfant. Malgré tout son appétit de vivre est insatiable même si empreint d’une grande mélancolie.
Le prix du renoncement
Combien de courage faut-il à une femme pour affronter individuellement l’injustice d’un code de la famille qui la prive de son enfant, un milieu littéraire masculin qui ne reconnaît pas le génie de son roman, un amour impossible et un horizon sociétal peu ouvert pour les femmes ? Quand les rêves sont immenses, une trop grande lucidité pour elle, comme pour Virginia Woolf et pour tant d’autres face à la tâche solitaire de l’émancipation, peut-elle suffire à sauter dans le vide ?
Au fond, il importe peu de connaître les véritables raisons d’une disparition. L’essentiel pour rendre hommage à Enayat est de reprendre le flambeau légué à celles qui aspirent comme elle à vivre libres et qui le clament collectivement haut et fort en souvenir de cet héritage littéraire et tellement politique. « Rien ne peut me faire peur. La mort est pour ceux qui ont peur, ceux qui tremblent. Mais moi je sais pourquoi j’existe. J’avance par moi-même, par ma volonté de progresser, de sortir de ma coque, de la trivialité du quotidien, pour aller vers quelque chose de plus grand, plus profond. Connaître l’existence, être heureuse de cette existence. Immense. Profonde. Pleine de secrets à découvrir. Les découvrir me rend heureuse. Des pays lointains que je veux visiter, de la musique merveilleuse que je veux écouter, des milliers de livres que je veux lire. Tout m’attend. J’aime ce que je suis, je m’y accroche : ma jeunesse, ma beauté, mon désir certain de vivre. Profondément. »
Nadia Leïla Aïssaoui
Article publié dans l'Orient Littéraire, sur le roman d'Iman Mersal, Sur les traces d'Enayat Zayyat (traduit par Richard Jacquemond), Actes Sud, 2020.
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