vendredi 7 mai 2021

La Palestine comme métaphore

Dans son nouveau roman, Un détail mineur (Editions Sindbad, Actes-Sud, Novembre 2020), Adania Shibli nous présente un récit en deux temps qui se déroule en Palestine à un demi-siècle d’intervalle.

 

C’est dans la fournaise du désert du Néguev que se situe la narration de la première partie. Nous sommes en aout 1949, quelques mois après l’expulsion des palestiniens (La Nakba) suite à la proclamation de l’état d’Israël et la guerre israélo arabe. Un peloton de l’armée israélienne se déploie dans cette zone aride pour ratisser la région et en chasser les derniers arabes. Dans son camp militaire, se met en place une routine décrite par l’autrice avec une précision dénuée de fioritures, presque chirurgicale qui semble être un éternel recommencement. Ainsi, les gestes quotidiens et répétitifs de l’officier maniaque, la chaleur écrasante, l’aboiement du chien, la persistance de certaines odeurs, et l’enchainement cyclique des jours et des nuits installent une atmosphère suffocante.

 

Dans ce contexte oppressant, une jeune bédouine est capturée par les soldats israéliens, après que les hommes de sa famille aient été massacrés au cours d’un ratissage. Elle subira les pires sévices et humiliations dont des viols collectifs répétés avant d’être froidement abattue.

La seconde partie du récit se déroule quant à elle en 2003. Une journaliste palestinienne de Ramallah est interpelée par l’épisode de la bédouine évoqué dans la presse israélienne (le quotidien Haaretz) comme un fait divers. Obsédée qu’elle est du détail, elle remarque qu’il correspond exactement à son jour de naissance 25 années auparavant. Pour cette raison elle décide de se rendre sur les lieux du crime sans savoir exactement ce qu’elle espère y trouver. Elle ressent seulement cet impératif de se rapprocher physiquement des lieux qui avaient enseveli cette femme.

Commence alors un long périple habité par la peur et le suspense. Car en tant que palestinienne de Cisjordanie, elle a dû user de multiples combines afin de pouvoir se déplacer en direction du Néguev. Sur le siège de sa voiture sont superposées deux cartes, celle de la Palestine avec les anciens noms des villages et des routes et la nouvelle carte où quasiment plus aucun nom ancien ne subsiste. Elle découvre alors des paysages méconnaissables dans lesquels elle se perd « plus j’avance, moins je sais où je suis » se dit-elle. Seuls quelques petits repères révèlent la présence palestinienne le long de la route : du linge étendu, un palmier Doum dressé au milieu des champs, un vieil arbre à mastic, quelques bergers se tenant près de leur troupeau sur une colline… « Je ne cesse malgré tout de regarder la carte israélienne (…) de peur de me perdre dans ce paysage qui m’est si étrange après tout ce temps, toutes ces transformations qui persistent à confirmer l’effacement de la présence palestinienne - je veux parler des noms des villes et des villages indiqués sur les panneaux, des publicités écrites en hébreu, des bâtiments récents et même des champs qui s’étendent à perte de vue à droite comme à gauche ».

Une histoire de viol 

Si dans la première partie du récit, les détails si abondamment narrés nous renvoient à l’oppression et à l’enfer de l’occupation, dans la seconde ils se chargent d’une dimension supplémentaire, celle de la mémoire. Dans son dialogue interne, la journaliste en a pleinement conscience car pour elle, les détails sont ce qui subsiste d’une mémoire fragmentée. A ce titre, ils constituent « le seul moyen d’accéder à la vérité voire la preuve ultime de l’existence de cette dernière ».

Que reste-t-il en effet de la Palestine après le viol répété de la colonisation ? Comment donner sens à son appartenance à une terre sur laquelle on vit humiliés et dont on est inlassablement expropriés, à laquelle on devient étrangers malgré nous ? Que faire face à l’érosion progressive de cette terre possédée, dépossédée d’elle-même et dont le souvenir résiste à l’effacement en se nichant dans le détail ? Telles sont probablement les questions en filigrane qui animent la journaliste, dans ce long voyage en quête de vérité.

Dans ce roman aux protagonistes sans noms, seuls ceux des lieux, des villages anciens et nouveaux sont égrenés au fil du récit. Ils nous ramènent à la Palestine en tant que métaphore, pour dire à partir d’elle, la violence, la spoliation et la normalisation de la douleur que subit historiquement son peuple. Ils nous en appellent aussi au devoir de mémoire, afin que les politiques cyniques ne finissent pas par engloutir ce qui reste de ce pays meurtri.

  

Figurant parmi les finalistes du prix de l’International Booker Prize en 2021, le roman aussi puissant que précieux est aujourd’hui traduit et accessible en français, et c’est bien heureux. 

Nadia Leïla Aïssaoui

Article paru dans l'Orient Littéraire.

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