Elle, c’est Samira al-Khalil. Une Syrienne éprise de liberté et de justice. Deux valeurs antinomiques avec l’ADN politique de la dynastie assadienne de son pays, qui se nourrit du sang et des larmes de celles et ceux qui ont osé les ré-clamer. Samira en est une incarnation puisque son activisme au sein de la ligue de l’action communiste lui avait déjà valu sous Hafez el-Assad, plus de quatre années d’incarcération entre 1987 et 1991. En 2011, lorsqu’éclate la révolution syrienne, c’est sans peur et avec beaucoup d’espoir que Samira s’investit avec nombre de militant-e-s qui croyaient que l’heure de la délivrance avaient enfin sonné. En 2013, elle se réfugie dans la Ghouta de Damas, libérée du régime mais assiégée par ses troupes. Avec les compagnons déjà repliés sur place, elle se donne pour mission de documenter le quotidien des gens ordinaires sous le siège.
Elle organise alors avec Razan Zaitouneh,
avocate et fondatrice du Centre de documentation des violations des
droits humains, Wael Hamadé l’époux de cette dernière et le poète et
avocat Nazem Hammadi, des actions citoyennes et humanitaires pour
résister au siège et à la peur. De sa qualité principale, son ancienne
co-détenue et amie Wejdan Nassif dira: « Le soin, c’est ce qui
caractérise le mieux Samira. Prendre soin, s’occuper des autres, leur
apporter soutien et énergie, c’est ce qu’elle m’a également exprimé,
tout au long de notre histoire d’amitié et de camaraderie. Samira est la
dame des petits détails qui rendent la vie supportable.»
Lui, c’est Yassin al-Haj Saleh. Un Syrien épris de liberté et de justice. À cause de cela, il a subi la torture sous le régime de Hafez el-Assad et un emprisonnement qui lui a ôté 16 des plus belles années de sa jeunesse, pour son appartenance au parti communiste – bureau politique. Sa rencontre avec Samira a scellé l’union de trajectoires de deux âmes jumelles, avides de célébrer la vie et rattraper le temps perdu.
Samira et Yassin ont pu passer quelques mois ensemble dans la Ghouta de Damas avant qu’il ne soit contraint de partir pour rejoindre Raqqa (sa ville natale) après un long et périlleux périple. Toujours pour des raisons de sécurité, il finit par se réfugier en Turquie où il espérait organiser rapidement l’exfiltration de sa compagne. Il n’en a hélas pas eu le temps. L’enlèvement de Samira et ses camarades le 9 décembre 2013, précédé par celui de son frère Firas à Raqqa même, fut une tragédie supplémentaire pour lui. Le sort s’est encore une fois acharné et son espoir de délivrance si proche a dû passer sous les fourches caudines du despotisme, de l’intégrisme (car ce sont cette fois Jaych el-Islam et Daech qui ont enlevé respectivement son épouse et son frère) et de l’impunité qui les a nourris.
Un cauchemar sans fin commence alors pour Yassin qui croyait pourtant avoir suffisamment sacrifié pour aspirer enfin à un certain répit. Il a dû affronter l’épreuve atroce de l’absence dont l’amie Wejdan dira encore : « Une disparition forcée n’est pas comme une arrestation ou même la mort mais une douleur constante, une mort lente pour le disparu et les siens. » En proie au « syndrome du survivant » Yassin ne se résigne pas pour autant. Il n’a jamais baissé les bras. Ses écrits et ses nombreuses publications entre 1998 et aujourd’hui en témoignent. Des heures les plus sombres de sa vie carcérale, il a fait en sorte de tirer une mémoire, des leçons de vie pour contrer avec sagesse le monstre morbide qui a tant de fois tenté le faire plier et basculer dans la haine.
Pour ne pas se laisser terrasser par le sentiment d’impuissance, il décide alors d’écrire à son amour absent, de faire exister sa Sammour envers et contre tout. Elle sera sa thérapie. Toutes les semaines il lui tient compagnie, lui raconte avec précision les développements de la situation du pays. Pour lui et pour elle, il ne veut en aucune façon perdre une mémoire aussi précieuse que douloureuse de l’histoire de leur Syrie commune. Il lui dit le manque et l’absence, évoque aussi l’attente, l’amour qu’il lui porte et qui le porte. Il lui partage ses réflexions politiques, ses lectures du moment et ses découvertes dans l’exil. Au fil des lettres on rencontre Samira sous la plume de son aimé. Elle nous est si proche et familière qu’on croit la connaître sans même l’avoir rencontrée. On visualise, comme si on y était, les souvenirs heureux des fragments de vie ordinaire pour un couple extraordinaire, empreints de tendresse, d’humour et de mélancolie.
Lettres à Samira, superbement traduit par la poétesse algérienne Souad Labbize, nous parle aussi de milliers de Syrien-ne-s qui ressemblent à Yassin et Samira. Des personnes vaillantes, vivantes, qui n’ont jamais consenti à l’humiliation et qui ont toujours aspiré à la paix et à la liberté. C’est un manifeste contre l’oubli ou plutôt un manifeste politique de l’amour envers l’être cher et le pays.
Dans sa lettre datée du 2 février 2019, jour de l’anniversaire de Samira, Yassin ne pouvait pas mieux décrire la raison d’être de cette œuvre tragique, politique et poétique : « Aujourd’hui, tant que tu es loin de moi et que je ne peux prendre soin de toi, tant que je suis loin du pays en feu où il nous a été ouvertement dit qu’il brûlera pour sauver l’incendiaire, j’essaie d’être le narrateur de l’histoire sans fin de Samira/Syrie. Ceci est ma politique, ceci est mon combat. »
À l’occasion de la parution de Lettres à Samira en français, Yassin al-Haj Saleh évoque ici le cheminement et le sens de cette écriture bouleversante à la fois intime et politique.
Comment l'idée d'écrire ces lettres à Samira vous est-elle venue et quel était l’objectif de les rendre publiques ?
Je pense que c'est en juillet 2017, lorsque j'ai ressenti pour la centième fois l'absence accablante et pesante de Samira, que l'idée de lui adresser des lettres m'a traversé l'esprit. Avant cela, j’écrivais des articles sur elle en utilisant le pronom de la troisième personne. J'avais par ailleurs édité ses mots dans un livre, Journal d’un siège à Douma 2013, dont elle était la locutrice. Dans les lettres, Samira est la destinataire, je l'ai désignée à la deuxième personne. Je voulais parler à ma femme disparue. Ces lettres étaient mes mots pour elle. Je les ai rendues publiques parce que l'histoire est très connue. Samira a été enlevée au cours d'une lutte existentielle pour la liberté dans laquelle elle était un agent actif. L'aspect personnel de notre histoire est « éminemment politique » pour reprendre un slogan féministe.
Aviez-vous une intention de départ, une perception de ce que vous vouliez exprimer, ou l'écriture a-t-elle créé sa propre dynamique et son propre sens ?
Mon plan initial était de raconter à Samira ce qui s'était passé dans le monde en son absence. C'était mon intention lorsque j'ai écrit les sept premières lettres qui ont été publiées de façon hebdomadaire. À partir de la huitième et celles qui ont suivi, j'ai commencé à en dire plus au monde sur Samira. J'ai toutefois continué à lui parler de moi en son absence et du monde dans lequel je vivais. La Syrie, notre pays perdu, était présente entre les mots. Unis dans la perte et l’incertitude du destin, Samira et la Syrie ne faisaient qu'un pour moi.
Y-a-t-il une continuité entre votre travail mémoriel de l’expérience carcérale publié sous le titre Sauver la mémoire des prisons et les Lettres à Samira ?
Il se trouve que j'ai un cumul assez inhabituel pour une seule personne, de nombreuses expériences éprouvantes, y compris en Syrie : arrestation, torture, vie en clandestinité et en état de siège, disparitions et exil. J'aurais préféré une vie moins cruelle, mais en tant que survivant à ces atrocités, contrairement à beaucoup de mes proches et amis, j'ai pris sur moi de raconter l'histoire, de la garder vivante, de développer des outils pour représenter ce qui fondamentalement relève de l’expérience non représentable. J’ai été de nombreuses fois, au cours des sept dernières années, désemparé, ne sachant pas quoi faire ; comment traduire et symboliser ce vécu, comment continuer ? C’est une bataille toujours en cours.
Que lisez-vous et écrivez-vous-en ce moment ? Comment l'exil et la distance géographique influencent-ils ou transforment-ils votre réflexion sur la Syrie ?
Dernièrement, j'ai commencé à m’intéresser davantage à la littérature après avoir passé des années à me concentrer sur les sciences humaines. En ce moment, je lis un ouvrage intitulé The Lost, Search for Six in Six Millions, qui retrace l'histoire et le destin d'une famille juive exterminée par les nazis durant l'Holocauste. Je souhaite que ces lectures puissent m’aider à représenter au mieux nos expériences.
Vivre en exil me fournit des récits de vies aux antipodes des nôtres et qui résonnent pourtant fortement avec elles. Notre cause en l’occurrence semble être exilée du répertoire de la souffrance humaine. Ce que je trouve cruel, insensé, mais qui sonne pour moi comme un appel à lutter pour la dignité et le respect de toutes les vies et les souffrances humaines sans distinction. Avant même ces lectures, je m’étais concentré ces dernières années sur les questions de torture, de viol, de mort violente et de génocide, ainsi que les façons de les représenter. J’appelle cela la catégorie de « al-faziʽ » – l'atroce. D’ailleurs, un livre d’essais traitant de ces thèmes devait être publié par la maison d'édition al-Jadid à Beyrouth avant l'assassinat de Lokman Slim. La dernière lettre qu'il m'avait adressée le 2 février, deux jours seulement avant sa mort tragique, concernait ce projet. Je pense que son sort est un autre aspect du « paradigme de l’atroce » à la merci duquel nous vivons depuis les années 1970…
Nadia L. Aïssaoui
Article - Entretien paru dans l'Orient Littéraire, Mars 2021
* Yassin Al-Haj Saleh,
Lettres à Samira, traduit de l’arabe par Souad Labbize, préface de Ziad Majed
et postface de Wejdan Nassif, Editions des Lisières, France, mars 2021.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire