Attachée de presse dans une maison d’édition, Adélaïde mène une vie de femme émancipée. Après bien des années de vie de couple, elle sent cependant son cœur muer et les derniers lambeaux d’amour pour son compagnon se volatiliser. Elle décide alors de divorcer pour offrir à son cœur à la peau neuve d’autres émois.
Passé les premiers moments où elle redécouvre les petits plaisirs de la vie en solitaire dans un espace qui n’appartient qu’à elle et son chat, Adélaïde, entourée de ses amies part en quête de nouvelles sensations, à la conquête de cœurs à prendre. C’est alors, et après maintes déconvenues, qu’elle réalise que les probabilités pour une femme de rencontrer l’âme sœur s’amenuisent à mesure que celle-ci avance en âge. Aujourd’hui, elle devient un produit obsolète, la régression la guette. Elle est assujettie. « C’est l’histoire d’une fleur bleue, qui se dessèche coincée, entre deux pages. (…) une femme qui a quarante-six ans voit disparaître l’aura qu’elle avait jeune fille ».Jusque-là, Adélaïde croyait pouvoir exister
hors du regard des hommes, s’être construite au-delà de leur désir, mais elle
va devoir admettre qu’elle est atteinte « d’épousite aigue » : Elle
doit être ancrée sinon elle flotte et se perd. Elle se confronte à la dure
réalité, la difficulté d’exister dans le marché hétérosexuel de l’amour où déjà,
les femmes sont plus nombreuses que les hommes. De jour en jour « elle
sait que personne ne la voit, ne la regarde (…) elle se sent comme un fantôme,
elle pense à Bruce Willis dans le Sixième sens, et se dit si ça se trouve je
suis morte ». « Sur ma peau, plus jamais d’amour, juste la
caresse d’un mélanome ».
De soirée en soirée, Adélaïde rentre bredouille et les rares rencontres avec des hommes seuls ne correspondent pas à l’idéal fantasmé. «C’est l’histoire d’une fleur bleue qui n’a plus de racines à force d’être dépotée. (…) Adélaïde est une femme comme une autre. Qui désormais apprend la solitude comme l’exilée apprend une langue étrangère.»
Indépendante et travailleuse, elle ne trouve pas pour autant refuge dans son métier. Le durcissement du monde de l’édition dicté par les logiques marchandes et donc par la course aux prix littéraires l’écœure. Pour elle, il s’agit d’un univers impitoyable majoritairement masculin et comparable à un hippodrome. «C’est une course de chevaux, chaque maison est une écurie, les auteurs trottent, les journalistes posent des obstacles, il y a des trophées et des prix, dans les tribunes se font les paris». Dans un monde de sélection permanente, elle y voit une certaine violence symbolique, surtout lorsque les critères de tri souvent reposent moins sur le talent de l’écrivain que sur son audience sur les réseaux sociaux et les sujets traités en rapport avec la consommation de masse et certaines tendances éphémères.
Heureusement qu’il y a l’amitié féminine qui lui procure un espace sécurisant de ressourcement. Adélaïde sait qu’elle peut traverser toutes les épreuves en comptant sur le soutien sans faille et la présence de ses amies. La sororité soutenante dont toutes font preuve les unes pour les autres, les aide à traverser chacune ses propres crises. Ensemble, elles ont bâti un fondement immuable et décisif dans leurs trajectoires respectives. «Le pilier est sororal, c’est un socle essentiel. Sans cette sororité Adélaïde sait qu’elle serait en miettes».
Le roman que nous propose Chloé Delaume (Le Cœur synthétique, Seuil, 2020) et qui lui a valu le prix Médicis, est ainsi une fiction résolument contemporaine qui porte notamment sur le diktat rampant de certaines logiques marchandes dans le monde de l’édition et celui de l’injonction à la jeunesse éternelle pour ce qui est des femmes. Dans une écriture impeccable et un style tragi-comique, elle offre une vision réaliste de la condition des femmes hétérosexuelles aux abords de la cinquantaine. Celles, nombreuses, qui du jour au lendemain se retrouvent éjectées par les portes dérobées du monde de la séduction et de l’amour.
En bonne écrivaine féministe, elle donne aussi
toute sa place à la question de la sororité comme antidote à la solitude et
comme modèle relationnel alternatif à celui qui érige la famille nucléaire
classique en ultime horizon. Dans ce monde de femmes qui existent sans le
regard des hommes, tout selon elle parait surmontable, y compris la désertion
d’Aphrodite.
Nadia L. Aïssaoui
Article publié dans l'Orient Littéraire, Février 2021
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