“La patience cuit la pierre » c’est par ce proverbe peul que l’écrivaine Djaili Amadou Amal ouvre son roman « Les impatientes » (Editions Emanuelle Collas, 2019), comme pour préparer ses lecteur.ice.s à une histoire aussi dure à entendre qu’à croire. Pourtant cette fiction est inspirée de faits réels, vécus ou recueillis par l’écrivaine. Il s’agit d’histoires de sœurs, de cousines, de tantes, de femmes de la société tout entière soumise à la domination patriarcale.
On entre dans le récit par la porte du mariage mais on en oublie vite les paillettes, le glamour et la célébration. C’est dans les coulisses de l’évènement que le sort des sœurs Ramla et Hindou est scellé. Ramla, celle qui a fait le plus d’études et qui rêvait d’une carrière professionnelle, est donnée (ou vendue) à un riche ami de son père. Une transaction opérée au grand dam de la première co-épouse de l’ami, Safira. Ramla a dû pour cela non seulement renoncer à ses études mais aussi à son grand amour. Hindou est quant à elle donnée le même jour à son cousin violent dont elle a une peur bleue. De cette atmosphère agitée de fête, chargée de parfums capiteux, de parures et de pagnes précieux la joie est absente. Les mariées, les co-épouses et toutes les ainées présentes qui ont connu le même sort sont en pleurs : « Ce désespoir silencieux n’avait pas ému ma mère ni mes tantes. Toutes avaient pleuré à leur mariage. Les larmes d’une jeune épouse ne reflètent que sa nostalgie d’une jeunesse envolée, d’une innocence achevée et des responsabilités à venir ».
Nous voilà plongés dans l’univers impitoyable de la vie conjugale (et polygame), dans lequel les femmes sont jetées pieds et poings liés sans qu’elles ne puissent exprimer la moindre objection. Comme leurs mères, elles vont devoir tout faire pour survivre au viol du mari, à la violence physique et psychologique, à la douleur de l’enfantement, à la rivalité, aux enjeux de pouvoir au sein de la belle famille et avec les co-épouses. « Il est difficile le chemin de vie des femmes, ma fille. Ils sont brefs les moments d’insouciance. Nous n’avons pas de jeunesse. Nous ne connaissons que très peu de joies. Nous ne trouvons le bonheur que là où nous le cultivons. A toi de trouver une solution pour rendre ta vie supportable. Mieux encore pour rendre ta vie acceptable».
Le manifeste de la peur
Avant de livrer ses filles vierges à un autre homme, le père tout puissant, ne manque pas de délivrer les conseils d’usage qui montrent la voie de la soumission aux femmes et celle de la domination aux autres hommes. « Respectez vos cinq prières quotidiennes, craignez votre dieu, soyez soumise à votre époux, épargnez vos esprits de la diversion, soyez pour lui une esclave et il vous sera captif, soyez pour lui la terre et il sera votre ciel, soyez pour lui un champ et il sera votre pluie, ne boudez pas, ne méprisez pas un cadeau, ne soyez pas colériques, ne soyez pas bavardes, ne soyez pas dispersées, ne suppliez pas, ne réclamez rien, soyez pudiques, soyez reconnaissantes, soyez patientes, valorisez le afin qu’il vous honore, respectez sa famille et soumettez-vous à elle afin qu’elle vous soutienne, aidez votre époux, préservez sa fortune, préservez son appétit, qu’il ne s’affame jamais à cause de votre paresse, de votre mauvaise humeur ou encore à cause de votre mauvaise cuisine, épargnez sa vue, son ouïe, son odorat, que jamais ses yeux ne soient confrontés à ce qui est sale dans votre nourriture, dans votre maison, que jamais ses oreilles n’entendent d’obscénités provenant de cette bouche, que jamais son nez ne sente ce qui pue, qu’il ne hume que parfum et encens ».
Le piège ainsi se referme sur des femmes volontairement domestiquées à l’obéissance, à la dépendance économique et affective. Une éducation qui leur apprend au berceau, qu’amour rime avec violence et que la soumission est la seule voie de salut pour bénéficier de la sécurité matérielle et la protection du groupe.
La patience est un arbre dont la racine est amère mais les fruits très doux
Tout au long du roman, l’autrice revient sur le thème de la patience pour nous donner la mesure de ce que les femmes endurent au quotidien et ce à quoi elles peuvent être amenées lorsque celle-ci est à bout. Que recouvre cette injonction à la patience déclamée très tôt aux filles ? Elle dit en creux la menace qui pèse sur elles si jamais elles venaient à s’échapper du destin tout tracé qui était le leur. Elle travesti une injonction au silence si nécessaire au maintien de l’empire patriarcal par l’exercice de la violence. Elle représente l’autre versant de la crainte instillée leur vie durant, de la répudiation, de dieu, du mari, de la co-épouse, du marabout. Le règne de cette peur verrouille un système qui permet la reproduction sociale du patriarcat à partir de la famille. Toute femme osant défier les commandements sait d’avance que cela revient à marcher au bord d’un gouffre, risquer l’exclusion à perpétuité voire la mort. Elle sait qu’à elle seule, il lui serait impossible de renverser l’ordre dominant.
A la lecture du roman, alors qu’on pourrait craindre un certain accablement vu les récits des vies de ses héroïnes, on est au contraire ébloui par la capacité de l’autrice à nous attacher par la limpidité de son style, à ces femmes lucides, intelligentes et néanmoins prisonnières d’une réalité amère.
Triplement distingué par le Prix Orange du livre en Afrique et le Prix de la Presse panafricaine au Salon du livre de Paris en 2019 et le Prix Goncourt des Lycéens en 2020, ce roman est à la fois un hommage rendu aux femmes et un outil de sensibilisation. On en retient que la condition féminine définie par la peur n’est pas une fatalité, et que sa transformation dépend grandement des chances données aux filles par la scolarisation et l’indépendance économique…Nadia Leïla
Aïssaoui
Article publié dans L'Orient Littéraire, Janvier 2021
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