vendredi 2 novembre 2018

Franck Mermier sur la nouvelle écriture en Syrie et au Yémen : subjectivités et témoignages

Franck Mermier est anthropologue, directeur de recherches au CNRS et ancien directeur du Centre français d’études yéménites (Sanaa) et des études contemporaines à l’Institut Français du Proche-Orient (Beyrouth).
Après « Les villes divisées. Récits littéraires et cinématographiques », un ouvrage qu’il a codirigé avec Véronique Bontemps et Stephanie Schwerter (Septentrion, Paris 2018), deux nouveaux livres sur la Syrie et le Yémen sous sa direction (et sa traduction en collaboration avec Marianne Babut et d’autres traducteurs) sont parus aux éditions Classiques Garnier à Paris.
Entretien - Nadia Leïla Aissaoui et Ziad Majed

Quelles représentations ont les conflits syrien et yéménite en France, et pourquoi traduire et publier des écrits de ces deux pays ?

On peut dire que dans le cas syrien on a affaire à une surmédiatisation car la question syrienne est devenue internationale mettant en jeu des rapports de force régionaux et mondiaux, et soulevant des questions sur les réfugiés, les déplacements de populations, et sur les différentes interventions militaires. Le conflit au Yémen est quant à lui sous-médiatisé et n’apparaît le plus souvent que sous l’angle humanitaire (catastrophes, choléra, famine) sans traitement sérieux de ses enjeux politiques. Le public dispose donc de très peu d’éléments pour le comprendre.
Par ailleurs dans les deux cas, on se réfère rarement aux écrivains, intellectuels et observateurs syriens et yéménites. C’est précisément pourquoi j’ai choisi de traduire et publier leurs écrits. En plus de donner accès au public francophone à leur pensée, les textes des deux livres essayent de rendre compte de la pluralité des situations et des configurations de ces conflits hybrides au cœur desquels les auteurs syriens et yéménites traduits vivent (ou vivaient).

Ainsi, sont évoqués les phases de la révolution et de la guerre à travers la mise en exergue de plusieurs phénomènes saillants, tels que la montée des groupes jihadistes en Syrie, le rôle joué par les forces salafistes et le mouvement sudiste au Yémen, le siège d’Alep par le régime Assad, et les conditions de vie dans certaines régions ou villes comme Damas et Sanaa. Le choix des textes répondait à la volonté de représenter la multiplicité des contextes et des acteurs selon une chronologie subjacente et de rendre compte de la pluralité des styles et des manières de voir.

Qu’est-ce qui relie, à votre avis, les deux cas et leurs écrits ?

Ce qui les relie est surtout l’émergence d’une nouvelle écriture. On constate une volonté des citoyens de rendre compte des réalités par rapport à la propagande des régimes et de leurs relais. Yassin Al-Haj Saleh a très bien analysé cela dans l’article qui inaugure le livre sur la Syrie.
Au Yémen, se sont développées des formes d’écritures qui font appel à la subjectivité, avec un style qui ne sacrifie pas le littéraire au profit du compte rendu. Il y a des textes puissants qui montrent comment des personnes qui utilisent le « je » nous permettent de rentrer dans le quotidien collectif des gens.
Dans les deux pays, les situations où la mort est omniprésente ont permis de transformer certaines personnes en écrivains qui font face à la violence et à l’injustice. Leur recours à la subjectivité est une forme de résistance à la langue et aux récits des pouvoirs.

Pensez-vous que cette écriture est apparue grâce aux révolutions arabes ?

La plupart des auteurs choisis ont participé aux révolutions et ont fait partie des mouvements ou des mouvances cherchant à défendre les libertés et séparer le politique du religieux et du militaire. Ils appartiennent aussi à cette vague de citoyens qui ont voulu documenter et témoigner. C’est un effet des révolutions arabes que de raconter le réel par tous les moyens : téléphones portables, réseaux sociaux, films, expressions artistiques, etc. Nous recevons cela en direct ou du moins directement. En revanche pour l’écriture c’est plus difficile et cela requiert du temps car il faut en passer par le processus souvent lent de la sélection des textes et de la traduction pour que le public ait accès à cette matière.

Cette écriture est dans ce sens une création révolutionnaire qui instaure un régime de visibilité nouveau par rapport à ce que vivent les gens.


Est-ce que les femmes écrivaines ont rapporté un nouveau regard ?

Dans le cas syrien, les écrivaines choisies sont plutôt dans le registre du témoignage sensible, à partir de leurs expériences. Ce qui est le cas aussi de certains écrivains hommes. Donc il n’y a pas véritablement une différence genrée dans ce cas particulier. Dans le livre sur le Yémen, les femmes et les hommes figurent dans les deux registres, celui du témoignage et de l’analyse politique. C’est peut-être l’effet d’un choix arbitraire. Mais selon moi, il n’y a pas clairement de distinction de genre pour ce qui est du style de cette écriture.

Dans votre introduction du livre sur le Yémen, vous dites que la fiction est plus traduite que les sciences sociales. Comment expliquez-vous cela ?

La fiction domine le marché de la traduction en France et ailleurs. Elle a souvent une fonction documentaire. Les ouvrages arabes sont certes traduits pour leur valeur littéraire, mais encore plus pour leur importance documentaire. Ils donnent des éléments de connaissance précieux car dans plusieurs sociétés arabes il existe peu de publications d’anthropologie ou de sociologie. La fiction les remplace d’une certaine façon.

Mais n’y a-t-il pas un désintérêt subjectif des éditeurs occidentaux pour les sciences sociales au risque de véhiculer une réalité fantasmée par la littérature ?

La figure de l’écrivain comme porte-parole des sociétés arabes est dominante, le constat est indéniable. Souvent on préfère que les représentants d’un pays soient des écrivains romanciers plutôt que des chercheurs. Kamal Daoud de l’Algérie, Samar Yazbek de la Syrie et Alaa Al-Aswani de l’Egypte en sont des exemples. La fiction est également privilégiée ailleurs que venant du monde arabe. C’est probablement pour des effets « d’exotisation ». Le sujet reste à analyser. Il est vrai aussi que, dans certains pays arabes, il existe peu de spécialistes de sciences sociales dont les œuvres aient percé à l’extérieur. D’autres préfèrent écrire directement en français et en anglais. La situation varie d’un pays à l’autre selon les possibilités d’enquête, le degré de censure et le statut de ce type de savoir à l’université et dans la société. En outre, les éditeurs rechignent à lancer des projets de traduction coûteux dans un contexte de réduction du marché de l’édition en sciences sociales.  

Pour ma part, je considère dommage de ne pas entendre les voix des producteurs de connaissances de cette région qui ne sont pas auteurs de fiction, mais des observateurs de l’intérieur, des essayistes, des politistes et sociologues, voire de simples témoins que les circonstances ont transformés en auteurs.
C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai en 2007-2008 mis en place un projet de traduction de sciences sociales de l’arabe vers le français. Nous avons depuis publié « Ces interdits qui nous hantent : Islam, Censure, Orientalisme» de Sadek Jalal Al-Azm, en 2008, et « Récits d’une Syrie oubliée » de Yassin Al-Haj Saleh», en 2015, et les deux ouvrages « Yémen » et « Syrie » qui viennent de paraître.

Entretien paru dans l'Orient littéraire le 1er Novembre 2018.

Ecrits libres de Syrie : de la révolution à la guerre, 278 pages.
Yémen : écrire la guerre, 186 pages.
Classiques Garnier, Paris, Octobre 2018.

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