Franck
Mermier est anthropologue, directeur de recherches au CNRS et ancien directeur
du Centre français d’études yéménites (Sanaa) et des études contemporaines
à l’Institut Français du Proche-Orient (Beyrouth).
Après « Les villes divisées. Récits littéraires et cinématographiques », un ouvrage qu’il a codirigé avec Véronique Bontemps et Stephanie Schwerter (Septentrion, Paris 2018), deux nouveaux livres sur la Syrie et le Yémen sous sa direction (et sa traduction en collaboration avec Marianne Babut et d’autres traducteurs) sont parus aux éditions Classiques Garnier à Paris.
Après « Les villes divisées. Récits littéraires et cinématographiques », un ouvrage qu’il a codirigé avec Véronique Bontemps et Stephanie Schwerter (Septentrion, Paris 2018), deux nouveaux livres sur la Syrie et le Yémen sous sa direction (et sa traduction en collaboration avec Marianne Babut et d’autres traducteurs) sont parus aux éditions Classiques Garnier à Paris.
Entretien
- Nadia Leïla Aissaoui et Ziad Majed
Quelles
représentations ont les conflits syrien et yéménite en France, et pourquoi
traduire et publier des écrits de ces deux pays ?
On peut dire
que dans le cas syrien on a affaire à une surmédiatisation car la question
syrienne est devenue internationale mettant en jeu des rapports de force
régionaux et mondiaux, et soulevant des questions sur les réfugiés, les
déplacements de populations, et sur les différentes interventions militaires.
Le conflit au Yémen est quant à lui sous-médiatisé et n’apparaît le plus
souvent que sous l’angle humanitaire (catastrophes, choléra, famine) sans
traitement sérieux de ses enjeux politiques. Le public dispose donc de très peu
d’éléments pour le comprendre.
Par ailleurs
dans les deux cas, on se réfère rarement aux écrivains, intellectuels et
observateurs syriens et yéménites. C’est précisément pourquoi j’ai choisi
de traduire et publier leurs écrits. En plus de donner accès au public francophone
à leur pensée, les textes des deux livres essayent de rendre compte de la pluralité des
situations et des configurations de ces conflits hybrides au cœur desquels les
auteurs syriens et yéménites traduits vivent (ou vivaient).
Ainsi, sont
évoqués les phases de la révolution et de la guerre à travers la mise en
exergue de plusieurs phénomènes saillants, tels que la montée des groupes
jihadistes en Syrie, le rôle joué par les forces salafistes et le mouvement
sudiste au Yémen, le siège d’Alep par le régime Assad, et les conditions de vie
dans certaines régions ou villes comme Damas et Sanaa. Le choix des textes
répondait à la volonté de représenter la multiplicité des contextes
et des acteurs selon une chronologie subjacente et de rendre compte de la
pluralité des styles et des manières de voir.
Qu’est-ce
qui relie, à votre avis, les deux cas et leurs écrits ?
Ce qui les
relie est surtout l’émergence d’une nouvelle écriture. On constate une volonté
des citoyens de rendre compte des réalités par rapport à la propagande des
régimes et de leurs relais. Yassin Al-Haj Saleh a très bien analysé cela dans
l’article qui inaugure le livre sur la Syrie.
Au Yémen, se
sont développées des formes d’écritures qui font appel à la subjectivité, avec
un style qui ne sacrifie pas le littéraire au profit du compte rendu. Il y a
des textes puissants qui montrent comment des personnes qui utilisent le
« je » nous permettent de rentrer dans le quotidien collectif des
gens.
Dans les
deux pays, les situations où la mort est omniprésente ont permis de transformer
certaines personnes en écrivains qui font face à la violence et à l’injustice.
Leur recours à la subjectivité est une forme de résistance à la langue et aux
récits des pouvoirs.
Pensez-vous
que cette écriture est apparue grâce aux révolutions arabes ?
La plupart
des auteurs choisis ont participé aux révolutions et ont fait partie des
mouvements ou des mouvances cherchant à défendre les libertés et séparer le
politique du religieux et du militaire. Ils appartiennent aussi à cette vague
de citoyens qui ont voulu documenter et témoigner. C’est un effet des
révolutions arabes que de raconter le réel par tous les moyens :
téléphones portables, réseaux sociaux, films, expressions artistiques, etc.
Nous recevons cela en direct ou du moins directement. En revanche pour
l’écriture c’est plus difficile et cela requiert du temps car il faut en passer
par le processus souvent lent de la sélection des textes et de la traduction
pour que le public ait accès à cette matière.
Cette
écriture est dans ce sens une création révolutionnaire qui instaure un régime
de visibilité nouveau par rapport à ce que vivent les gens.
Est-ce
que les femmes écrivaines ont rapporté un nouveau regard ?
Dans le cas
syrien, les écrivaines choisies sont plutôt dans le registre du témoignage
sensible, à partir de leurs expériences. Ce qui est le cas aussi de certains
écrivains hommes. Donc il n’y a pas véritablement une différence genrée dans ce
cas particulier. Dans le livre sur le Yémen, les femmes et les hommes figurent
dans les deux registres, celui du témoignage et de l’analyse politique. C’est
peut-être l’effet d’un choix arbitraire. Mais selon moi, il n’y a pas
clairement de distinction de genre pour ce qui est du style de cette écriture.
Dans
votre introduction du livre sur le Yémen, vous dites que la fiction est plus
traduite que les sciences sociales. Comment expliquez-vous cela ?
La fiction
domine le marché de la traduction en France et ailleurs. Elle a souvent
une fonction documentaire. Les ouvrages arabes sont certes traduits pour leur
valeur littéraire, mais encore plus pour leur importance documentaire. Ils
donnent des éléments de connaissance précieux car dans plusieurs sociétés arabes
il existe peu de publications d’anthropologie ou de sociologie. La fiction les
remplace d’une certaine façon.
Mais n’y
a-t-il pas un désintérêt subjectif des éditeurs occidentaux pour les sciences
sociales au risque de véhiculer une réalité fantasmée par la littérature ?
La figure de
l’écrivain comme porte-parole des sociétés arabes est dominante, le constat est
indéniable. Souvent on préfère que les représentants d’un pays soient des
écrivains romanciers plutôt que des chercheurs. Kamal Daoud de l’Algérie, Samar
Yazbek de la Syrie et Alaa Al-Aswani de l’Egypte en sont des exemples. La
fiction est également privilégiée ailleurs que venant du monde arabe. C’est
probablement pour des effets « d’exotisation ». Le sujet reste à
analyser. Il est vrai aussi que, dans certains pays arabes, il existe peu de
spécialistes de sciences sociales dont les œuvres aient percé à l’extérieur.
D’autres préfèrent écrire directement en français et en anglais. La situation
varie d’un pays à l’autre selon les possibilités d’enquête, le degré de censure
et le statut de ce type de savoir à l’université et dans la société. En outre,
les éditeurs rechignent à lancer des projets de traduction coûteux dans un
contexte de réduction du marché de l’édition en sciences sociales.
Pour ma
part, je considère dommage de ne pas entendre les voix des producteurs de
connaissances de cette région qui ne sont pas auteurs de fiction, mais des
observateurs de l’intérieur, des essayistes, des politistes et sociologues,
voire de simples témoins que les circonstances ont transformés en auteurs.
C’est
d’ailleurs pour cette raison que j’ai en 2007-2008 mis en place un projet de
traduction de sciences sociales de l’arabe vers le français. Nous avons depuis
publié « Ces interdits qui nous hantent : Islam, Censure,
Orientalisme» de Sadek Jalal Al-Azm, en 2008, et « Récits d’une Syrie
oubliée » de Yassin Al-Haj Saleh», en 2015, et les deux ouvrages
« Yémen » et « Syrie » qui viennent de paraître.
Entretien
paru dans l'Orient
littéraire le 1er Novembre 2018.
Ecrits
libres de Syrie : de la révolution à la guerre, 278 pages.
Yémen
: écrire la guerre, 186 pages.
Classiques
Garnier, Paris, Octobre 2018.
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