vendredi 11 novembre 2011

Quand l’humour se met au service de l’idéologie

Fort de l’expérience de février 2006 lorsqu’il a republié les fameuses caricatures de Mahomet du quotidien danois Jyllands-Posten en guise de solidarité, l’hebdomadaire français satirique Charlie Hebdo revient cette fois à la charge en publiant de nouvelles caricatures du prophète de l’Islam. Quelques jours plus tard, une attaque criminelle incendie ses locaux à Paris. L’histoire a fait couler beaucoup d’encre sur les musulmans et les arabes au moment même où, sur l’autre bord de la méditerranée, des millions d’hommes et de femmes posent les premières pierres de la vie démocratique. Nadia Aissaoui et Ziad Majed pour Mediapart.fr

Dans la presse arabe, cet événement est passé quasiment inaperçu à part quelques chroniques dans des journaux maghrébins et quelques discussions sur les réseaux sociaux. Contrairement à 2006 où les caricatures danoises avaient littéralement enflammé « la rue » de plusieurs pays arabes, rien ne s’est passé cette fois. D’une part parce que l’hebdomadaire francophone est largement inconnu et d’autre part parce que dans le monde arabe en particulier les gens ont bien « autre chose » à faire. Il s’agit ici d’une affaire interne, d’un débat franco-français dont des musulmans font l’objet.

Il importe cependant de clarifier un certain nombre de points et de mettre en perspective cette notion de liberté d’expression dont Charlie Hebdo se fait le symbole.

Premièrement, l’attaque dont a fait l’objet le siège du journal est proprement scandaleuse. Cet acte d’une extrême violence appelle à une condamnation ferme et inconditionnelle, et à la traduction de ses commanditaires comme de ses exécuteurs devant la justice.

Deuxièmement, il est désolant qu’immédiatement après l’attaque, soit évoquée dans certains medias la seule piste « islamiste », bien que pour le moment il n’y ait eu ni revendication ni inculpation. Il se peut que l’acte soit commis par des « islamistes », mais le fait de se lancer dans des accusations « automatiques » crée un amalgame déplorable. Ce qui au passage n’a pas manqué de faire le bonheur de l’extrême droite qui s’est sentie confortée dans son discours ouvertement islamophobe : «Vous voyez, on vous l’avait bien dit, il y a trop de musulmans en France !» 
Par conséquent, il est impossible, ou sans doute prématuré, de dissocier une telle légèreté dans la critique (légitime) de l’Islam (et des musulmans) d’une démarche islamophobe manifeste ou implicite.


Troisièmement, dans un pays laïc comme la France, le droit de critiquer les religions est une évidence, et tant mieux ! Des questions néanmoins se posent : est ce qu’elles sont toutes vraiment critiquées ? Est-ce que la démarche critique des questions théologiques ou pratiques religieuses est d’ordre « philosophique » ou est-elle plutôt d’essence raciale ? Comment doit-on interpréter une illustration pour le moins hideuse de Mahomet, d’abord exaspéré d’être « aimé par des cons » et aujourd’hui, aux yeux exorbités promettant « 100 coups de fouets à ceux qui ne meurent pas de rire » pour ne citer que celles-là? Si Charlie Hebdo s’en prend également aux symboles du christianisme (un exercice qui s’inscrit dans la continuité même de l’histoire de la laïcité), il n’en n’est pas de même pour le judaïsme, par exemple. Dans ce cas de figure, les tabous sont coriaces et la prudence est de mise. On ne peut pas rire de tout. Il suffit pour cela de se souvenir de l’affaire Siné. Il y a incontestablement une démarche sélective dans le choix de l’humour qui contredit ouvertement les propos de liberté du magazine et qui affectent sa crédibilité. En réalité, s’attaquer à l’islam en occident relève d’un certain opportunisme douteux, car au final il est attendu que la ferveur du soutien à cet exercice facile rallie un public conséquent de tous bords.
En revanche, le courage se révèle bel et bien dans la critique de l’islam dans les pays musulmans, et nombreux sont ceux et celles qui s’y adonnent dans une perspective de faire avancer un débat sociétal de fond, et non pas par islamophobie ou par haine raciale.

Quatrièmement, la qualité des caricatures de Charlie Hebdo sur le plan de l’esprit et de l’humour est dans tous les cas très relative. C’est ce qui explique – entre autres facteurs – le recul de ce magazine. En tablant sur cette thématique fort vendeuse, l’Islam, avec une médiatisation de l’information 48 heures avant la parution du journal, Charlie Hebdo s’est assuré une publicité gratuite et une vente certaine.

Cinquièmement, pour terminer et pour revenir au printemps arabe, il est surprenant, pour ne pas dire navrant, de constater qu’à l’heure où l’opinion publique dans la majorité des pays occidentaux découvre une composante prometteuse et courageuse du monde arabe, jeune, qui a inspiré de nombreux mouvements de contestation cette année, de Madrid à Wall street, et qui se bat à l’heure actuelle contre le despotisme, Charlie Hebdo ne trouve rien d’autre à publier que ces caricatures simplistes. Quand des millions de femmes et d’hommes occupent les places publiques du Yémen au Bahreïn, de la Tunisie à l’Egypte et de la Libye à la Syrie pour revendiquer la liberté et la justice, que les échanges sur la toile rapprochent les populations des deux bords de la méditerranée, pourquoi rechercher des clivages et véhiculer cette croyance que « musulmans et démocratie sont incompatibles » ?
L’islam politique est au cœur des débats des révolutions arabes. Ces questions sont abordées sans surenchère sécuritaire et sans rapport victime/bourreau cette fois. C’est un débat politique dont dorénavant seules les urnes et les législations devront décider du sort et de la légitimité (malgré tous les risques de turbulences que cela risque d’entrainer après des décennies de dictature).

Alors pour ceux qui ne sont pas morts de rire des caricatures de Charlie Hebdo, seront-ils pour autant condamnés à cent coups de fouets ?

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