samedi 11 janvier 2020

Sortir de la masculinité dominatrice

Il est rare qu’un écrivain explore la masculinité à partir d’une remise en question personnelle, nourrie d’une conviction qu’une injustice historique est faite aux femmes. Le plus souvent, les analyses relatives aux «causes féministes» émanent de chercheuses engagées et concernées par les discriminations. Cette fois c’est un homme, Ivan Jablonka, qui déconstruit dans son nouvel ouvrage «Des hommes justes» (Editions du Seuil, Paris 2019) les représentations liées au masculin et porte un regard très critique sur le modèle dominant. Il soutient la possibilité d’en sortir en adoptant d’autres. «Il y a mille et une façon d’être un homme (…). On peut concevoir un homme féministe, mais aussi un homme qui accepte sa part de féminin, un homme que la violence et la misogynie révulsent, un homme qui abandonne les rôles qu’on lui a fait endosser, un homme sans l’autorité, l’arrogance, le privilège, la prétention de représenter l’humanité tout entière».

Patriarcat et luttes des femmes


Les quatre parties qui constituent le livre témoignent d’un travail de recherche conséquent. Elles donnent la mesure de l’ampleur de la domination masculine depuis le paléolithique.
La première partie évoque la formation des sociétés patriarcales et l’affirmation de la toute-puissance masculine traversant les différentes civilisations. La division sexuée des taches et des espaces, obéissant dans un premier temps à des contraintes objectives (chasse d’un côté, enfantement et élevage de l’autre) s’est peu à peu transformée (surtout avec l’avènement de la notion de propriété privée) en contrôle du corps des femmes.  Ce dernier, a été assigné à la reproduction puis à l’alimentation des enfants. Le tout avec un regard sur la virginité et la monogamie pour garantir la pureté de la filiation, et donc la transmission du capital.
Ce n’est que vers la fin du 18è siècle, soit quelque 6000 ans après la naissance des civilisations, que la question de l’émancipation des femmes a commencé à se poser.

La seconde partie met en lumière les actrices et acteurs du féminisme et les repères historiques ponctuant leur résistance. Certains moments ont été plus propices que d’autres à des avancées, à la fois dans la prise de conscience mais aussi dans la pensée. Si l’instruction a été un point fondamental, elle a cependant été longtemps réservée aux femmes appartenant à l’élite. L’industrialisation et la sortie des femmes de leurs foyers ont plus tard favorisé une organisation collective des luttes. Elles ont permis aux ouvrières d’engendrer en partie le féminisme du 19è siècle aux Etats Unis et en France, et puis au 20è en Egypte, en Inde, au Japon et en Chine.

Les différentes vagues du féminisme ont par la suite réussi à arracher des droits civiques et politiques et des chartes internationales. Mais ce sont les avancées scientifiques et le contrôle de la fécondité qui ont marqué un tournant dans l’histoire du patriarcat. Désormais, le corps des femmes peut échapper à l’unique destinée reproductrice, et cette possibilité creuse une faille dans la conception-même de la masculinité. Il en résultera des conséquences au niveau sociétal, amplement détaillées dans la troisième partie du livre.


Les nouvelles masculinités féministes

Si la lutte pour l’émancipation des femmes est encore longue, l’auteur considère qu’elle ne doit plus être à leur charge seules. Le système patriarcal étant tellement puissant, elle serait à terme épuisante voire perdue sans l’engagement des hommes. «Ce n’est plus aux femmes de se remettre en cause, de se torturer sur leur choix de vie, de se justifier à tout instant, de s’épuiser à concilier travail, maternité, vie de famille et loisirs. C’est aux hommes de rattraper leur retard (…). A eux de s’interroger sur le masculin, sans souscrire à la mythologie du héros des temps modernes qui mérite une médaille parce qu’il a programmé le lave-linge». C’est au prix de ce changement de paradigme et du renoncement aux privilèges de la domination qu’il serait possible de sortir de la masculinité toxique. Et c’est aussi en adoptant le féminisme qu’il serait également possible d’en finir avec la «tyrannie de la virilité». Une tyrannie inculquée par une «dureté éducative et sociale» des garçons et une injonction à la docilité des filles.

Inventer des masculinités de non-domination est donc possible, à condition de définir ses modèles par rapports aux droits des femmes.  C’est le chemin à parcourir pour faire régner une culture de liberté et de consentement de laquelle la violence (y compris sexuelle) serait éradiquée. Certains hommes ont fait une partie de ce chemin, de Condorcet à Kacem Amin, et de John S. Mills à Tahar Haddad. Tous ont manifesté un féminisme engagé pour différentes raisons : un lien précieux avec une femme, une empathie au vu de l’oppression, ou un désir de modernisme. Toutefois, leur tendance est restée minoritaire et mériterait d’être grossie, comme le propose la quatrième partie de l’ouvrage.

Véritable «essai de sciences sociales et manifeste politique», ce livre vient à point nommé pour ouvrir aux hommes qui le désirent, un horizon inscrit dans l’égalité et le respect. 

Nadia Leïla Aïssaoui
Article paru dans l'Orient Littéraire

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