Il
est rare qu’un écrivain explore la masculinité à partir d’une remise en
question personnelle, nourrie d’une conviction qu’une injustice historique est
faite aux femmes. Le plus souvent, les analyses relatives aux «causes
féministes» émanent de chercheuses engagées et concernées par les
discriminations. Cette fois c’est un homme, Ivan Jablonka, qui déconstruit dans
son nouvel ouvrage «Des hommes justes» (Editions du Seuil, Paris 2019) les représentations liées au
masculin et porte un regard très critique sur le modèle dominant. Il soutient
la possibilité d’en sortir en adoptant d’autres. «Il y a mille et une
façon d’être un homme (…). On peut concevoir un homme féministe, mais aussi un
homme qui accepte sa part de féminin, un homme que la violence et la misogynie
révulsent, un homme qui abandonne les rôles qu’on lui a fait endosser, un homme
sans l’autorité, l’arrogance, le privilège, la prétention de représenter
l’humanité tout entière».
Patriarcat et luttes des femmes
Les
quatre parties qui constituent le livre témoignent d’un travail de recherche
conséquent. Elles donnent la mesure de l’ampleur de la domination masculine
depuis le paléolithique.
La
première partie évoque la formation des sociétés patriarcales et l’affirmation
de la toute-puissance masculine traversant les différentes civilisations. La
division sexuée des taches et des espaces, obéissant dans un premier temps à
des contraintes objectives (chasse d’un côté, enfantement et élevage de
l’autre) s’est peu à peu transformée (surtout avec l’avènement de la notion de
propriété privée) en contrôle du corps des femmes. Ce dernier, a été assigné à la reproduction puis
à l’alimentation des enfants. Le tout avec un regard sur la virginité et la
monogamie pour garantir la pureté de la filiation, et donc la transmission du
capital.
Ce
n’est que vers la fin du 18è siècle, soit quelque 6000 ans après la naissance
des civilisations, que la question de l’émancipation des femmes a commencé à se
poser.
La
seconde partie met en lumière les actrices et acteurs du féminisme et les repères
historiques ponctuant leur résistance. Certains moments ont été plus propices
que d’autres à des avancées, à la fois dans la prise de conscience mais aussi
dans la pensée. Si l’instruction a été un point fondamental, elle a cependant
été longtemps réservée aux femmes appartenant à l’élite. L’industrialisation et
la sortie des femmes de leurs foyers ont plus tard favorisé une organisation
collective des luttes. Elles ont permis aux ouvrières d’engendrer en partie le
féminisme du 19è siècle aux Etats Unis et en France, et puis au 20è en Egypte, en
Inde, au Japon et en Chine.
Les
différentes vagues du féminisme ont par la suite réussi à arracher des droits
civiques et politiques et des chartes internationales. Mais ce sont les
avancées scientifiques et le contrôle de la fécondité qui ont marqué un
tournant dans l’histoire du patriarcat. Désormais, le corps des femmes peut
échapper à l’unique destinée reproductrice, et cette possibilité creuse une
faille dans la conception-même de la masculinité. Il en résultera des conséquences
au niveau sociétal, amplement détaillées dans la troisième partie du livre.
Les
nouvelles masculinités féministes
Si
la lutte pour l’émancipation des femmes est encore longue, l’auteur considère
qu’elle ne doit plus être à leur charge seules. Le système patriarcal étant
tellement puissant, elle serait à terme épuisante voire perdue sans l’engagement
des hommes. «Ce n’est plus aux femmes de se remettre en cause, de se
torturer sur leur choix de vie, de se justifier à tout instant, de s’épuiser à
concilier travail, maternité, vie de famille et loisirs. C’est aux hommes de
rattraper leur retard (…). A eux de s’interroger sur le masculin, sans
souscrire à la mythologie du héros des temps modernes qui mérite une médaille
parce qu’il a programmé le lave-linge». C’est au prix de ce
changement de paradigme et du renoncement aux privilèges de la domination qu’il
serait possible de sortir de la masculinité toxique. Et c’est aussi en adoptant
le féminisme qu’il serait également possible d’en finir avec la «tyrannie
de la virilité». Une tyrannie inculquée par une «dureté éducative
et sociale» des garçons et une injonction à la docilité des filles.
Inventer
des masculinités de non-domination est donc possible, à condition de définir ses
modèles par rapports aux droits des femmes. C’est le chemin à parcourir pour faire régner
une culture de liberté et de consentement de laquelle la violence (y compris
sexuelle) serait éradiquée. Certains hommes ont fait une partie de ce chemin,
de Condorcet à Kacem Amin, et de John S. Mills à Tahar Haddad. Tous ont
manifesté un féminisme engagé pour différentes raisons : un lien précieux
avec une femme, une empathie au vu de l’oppression, ou un désir de modernisme. Toutefois,
leur tendance est restée minoritaire et mériterait d’être grossie, comme le
propose la quatrième partie de l’ouvrage.
Nadia Leïla Aïssaoui
Article paru dans l'Orient Littéraire
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