dimanche 22 mai 2011

Pendant ce temps au Liban… un système politique dans l’impasse

Depuis le 11 janvier dernier, date du renversement du gouvernement de Saad Hariri par le Hezbollah et ses alliés, le Liban est sans pouvoir exécutif.
Divisé vis-à-vis de ce qui se passe dans ce printemps arabe, otage des conflits régionaux, appréhendant les conséquences de l’acte d’accusation du procureur général dans l’affaire de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri, et paralysé par un confessionnalisme rampant, le Liban semble se trouver dans une phase d’attente. Seules des réformes de son système politique et des développements « positifs » dans le moyen-orient seraient en mesure de débloquer cette situation. De Nadia Aissaoui et Ziad Majed pour Mediapart.fr

Depuis plusieurs années, la confrontation entre le Hezbollah chiite et le «courant du futur » (de M. Hariri) sunnite se trouve au cœur de la crise que traverse le Liban. Elle divise le pays dans son ensemble, notamment la communauté chrétienne qui est aujourd’hui fragmentée en deux blocs évoluant respectivement autour des deux pôles de l’affrontement.

Le large éventail de possibilités auquel le pays se trouve confronté semble montrer qu’il serait en train d’entrer dans une nouvelle phase de son histoire. Une phase placée sous le signe d’une fracture inter-musulmane et au cours de laquelle le consociativisme[1] qui gère son système politique serait difficile à appliquer, voire simplement impossible à maintenir. En effet, le « respect » de ce mode de gouvernance (consensuelle et non-majoritaire) procède désormais davantage d’une obstination des différentes communautés et alliances à s’arroger ces « droits de veto » (ou « tiers de blocage » tel que désigné au sein du gouvernement) qui ont été au centre des conflits des quatre dernières années que de la recherche de points communs et de terrains d’entente.

Idéalement, cette forme de consociativisme est supposée éviter certaines options génératrices de dissensions et de conflits internes. Cependant, l’expérience récente met en évidence la difficulté de la préserver comme philosophie de gouvernance en présence de divisions verticales aussi profondes et politisées par l’influence étrangère. Si l’on ajoute à cette équation deux paramètres, à savoir les armes et la possibilité de les utiliser, l’on est amené à se demander si la démocratie consensuelle pourrait subsister dans l’avenir. D’ailleurs, si cette forme de démocratie a survécu jusqu’à présent, ceci est plutôt imputable à la peur du lendemain de sa disparition et des implications de sa chute sur la paix civile, bien plus qu’au respect des conditions nécessaires à sa pérennité.


La crise du système libanais

Au cours des périodes de crise au Liban, le système politique consociatif semble nourrir les tentations hégémoniques des représentations sectaires. En effet, plus la majorité des masses au sein d’une communauté religieuse donnée est convaincue de la nécessité de s’agglutiner pour défendre les prérogatives acquises, réclamer des « droits perdus » ou même revendiquer une participation plus large au pouvoir, plus elle constitue un terrain fertile à l’essor des tendances hégémoniques des élites émergentes. Ces dernières cherchent à contrôler les instances de représentations (et à travers elles, leur propre communauté dans son ensemble) sous prétexte d’améliorer leur position dans les négociations ou dans le conflit. Cette tentation ne conduit pas seulement à une exclusion des élites déchues sur le plan intracommunautaire, mais pousse également ces élites –ou du moins une partie d’entre elles- à s’adapter à la composante émergente, à accepter ses conditions politiques et à lui prêter allégeance.

Cette observation nous conduit à un corollaire immédiat en ce qui concerne les confessions au Liban en tant que blocs structurant la représentation politique des élites au sein du système d’un côté, et les institutions constitutionnelles clientélistes de ce système d’un autre. Ce corollaire touche également aux rapports intra et intercommunautaires.

L’on peut affirmer à cet égard que depuis le début des années 1970, l’évolution de la représentation politique des différentes confessions/communautés au Liban s’est systématiquement articulée autour d’une seule force montante au sein de chaque collectivité, soit dû à un sentiment d’être pris pour cible par les autres, soit parce que ladite force était à la recherche d’une identité fondée sur la l’allégeance sectaire. Ce phénomène a commencé avec Bachir Gemayel au sein de la communauté chrétienne, et précisément maronite, avant de se poursuivre avec Michel Aoun. Ceci a également été le cas des chiites avec Moussa Sadr et son Mouvement Amal, puis avec le Hezbollah. Il en a été de même, bien qu’à une époque différente et dans un tout autre contexte, avec la communauté sunnite et Rafic Hariri et par la suite son héritier Saad. Ce phénomène a d’ailleurs pris une ampleur particulière au sein de la communauté druze, lorsque le leadership de cette collectivité s’est concentré entre les mains de la famille Joumblatt, au moment où la rivalité entre cette dernière et le clan Yazbacki s’est progressivement estompée avec le début de la guerre civile (et notamment avec la « guerre de la Montagne » en 1983).

Outre son bellicisme et sa tendance à liquider les rivaux au sein de sa propre communauté, l’hégémonie d’une force unique dans une collectivité, en tant que réalité concrète ou projet en cours d’exécution, se caractérise par une forme de clientélisme rampant. Autrement dit, cette force s’impose comme prestataire de services pour entretenir un réseau de relations dont elle se servira pour élargir sa base d’électeurs ou partisans fidèles et défendre leurs intérêts.

L’hégémonie intracommunautaire d’une force unique prend également la forme d’une mobilisation fondée sur la loyauté sectaire en tant qu’expression de soutien aux élites réclamant de plus grandes parts de pouvoir pour leur communauté. Ceci est clairement lié à la condition consensuelle qui impose de s’entendre sur les proportions de la participation au pouvoir des différents groupes.

Ces institutions et cette culture sont incarnées par un réseau d’entités, de relations et d’idées dominantes au sein de chaque communauté. Il s’agit en premier lieu des instances religieuses dont les prétendants à l’hégémonie se disputent le contrôle ou du moins la sympathie, afin d’obtenir la couverture « morale » ou les dimensions symboliques qu’elles seules peuvent leur fournir. D’autant plus que ces institutions religieuses structurent un aspect central des relations sociales dans un Liban où l’application de l’ensemble des lois régissant l’état civil passe par les instances sectaires et les tribunaux religieux.

Il s’agit également de certaines institutions éducatives, organismes de scouts ou associations fournissant des services de loisir ou de santé qui établissent des liens solides avec les enfants et adolescents et pavent la voie à leur embrigadement dès leur plus jeune âge.

Au niveau du langage, terminologie et rhétorique politique, toutes les forces émergentes aspirant à imposer leur domination sur leurs communautés religieuses ont contrôlé des média, commençant par les bulletins et journaux avant de passer aux chaînes de radio et de télévision ainsi qu’aux films de propagande (sans oublier les sites électroniques). Cet ensemble de média a pour objectif de forger un discours et une prise de conscience communs, d’élaborer des scénarii pour le cours futur des événements et de brosser le portrait de l’ « ennemi », ce qui contribue à consolider la culture de la domination et à étendre l’influence de la force sectaire.
La division selon des lignes sectaires de plusieurs régions libanaises du fait de la guerre, de la mémoire qui y est inhérente et de ses lignes de démarcation a catalysé l’émergence de formes d’hégémonies intracommunautaires. Les points communs entre les membres d’une même communauté sont devenus évidents du fait de la promiscuité géographique et de la coexistence dans un même cadre sectaire où coutumes et traditions sont semblables et où les mêmes slogans sont fréquemment utilisés. A ceci s’ajoute l’expression de la culture du parti confessionnel dominant à travers les statues, les portraits de martyrs, les slogans religieux, les noms des restaurants et magasins et d’autres signes d’appartenance ou de soutien à un groupe donné. Ces expressions ont défini les frontières entre les régions ainsi qu’entre les forces qui les contrôlent.

Trois traits politiques de l’après ère syrienne

Il serait difficile de contempler les années qui ont suivi la deuxième indépendance libanaise, autrement dit, le retrait syrien du Liban en avril 2005 et la crise qui l’a suivie sans se rendre compte des modifications majeures qu’a subies la société politique libanaise durant cette période. Des transformations amorcées plusieurs années auparavant et qui peuvent être schématisées à travers une figure triangulaire dont chaque côté a ses propres manifestations et significations.


Premièrement, la polarisation entre chiites et sunnites a atteint un niveau inégalé dans l’histoire du Liban moderne. Les chrétiens sont également divisés entre le Courant patriotique libre et les Forces libanaises (et avec elles le parti Kataëb), deux formations dont chacune supporte un des pôles musulmans. Ceci a conduit à une mutation de la philosophie sous-jacente du Pacte National de 1943 fondé sur une dichotomie entre chrétiens et musulmans. Le schisme inter-musulman a été projeté sur la scène chrétienne, conduisant certains à réclamer une répartition tripartite du pouvoir entre sunnites, chiites et chrétiens qui remplacerait le schéma actuel reposant sur la parité islamo-chrétienne. 

En deuxième lieu, les liens entre forces étrangères et parties locales se sont renforcées, exposant totalement le Liban aux conflits du Proche-Orient. Contrairement à l’époque de la guerre civile, ce dessein n’a pas été servi par des organisations militarisées mais par des blocs sectaires entiers menés par les forces hégémoniques au sein de chacun d’entre eux. En conséquence, les conflits régionaux menacent aujourd’hui la paix au Liban du fait de leur capacité de nuisance interne qui les rend aptes à dresser les communautés les unes face aux autres. La montée en puissance du facteur iranien est sans le moindre doute le plus visible dans ce domaine.

Troisièmement, la scène libanaise a assisté à l’émergence d’une force caractérisée par un excès de pouvoir inégalé par le passé sur les plans institutionnel, sectaire, militaire et politique, à savoir le Hezbollah.
La force excessive du « parti de Dieu » a de nombreuses conséquences. Elle lui permet de marginaliser la démocratie consociative. On peut l’observer à plusieurs niveaux :
1-   Les relations étrangères du parti qui sont structurées autour d’un ensemble de liens organiques avec l’Iran dans les domaines de l’armement, du financement et de l’idéologie et en second lieu, avec le régime Syrien sur un plan stratégique ;
2-   Les décisions de guerre et de paix et l’utilisation des armes du parti contre Israël : ces armes sont déployées le long des frontières sud du pays, et la décision de les "utiliser" n'est pas prise au sein des institutions politiques libanaises, même en cas de légitime défense, ce qui est extrêmement dangereux, eu égard à l’ensemble de guerres par procurations qui se sont déroulées au Liban par le passé ;
3-    L’utilisation des armes du parti sur un plan interne pour provoquer la chute du gouvernement ou modifier un rapport de forces politiques issu des urnes et qui ne permet pas au Hezbollah de transformer la force électorale du parti à l’échelle nationale en une prépondérance au niveau institutionnel. Tel a été le cas en mai 2008, lorsque la chute du gouvernement a été provoquée par le parti qui a imposé une plus grande participation de son camp au sein du nouveau cabinet, au mépris des résultats des élections législatives. Tel a également été le cas en janvier dernier lorsque la menace des armes a fait basculer la majorité;
4-   Les ressources financières et institutionnelles du parti et l’édification d’un simili-Etat au sein même de l’Etat libanais. Ceci diffère des expériences des mini-Etats établis par certaines communautés au sein de la guerre civile du fait de la dimension idéologique des institutions du Hezbollah qui ont jeté leur dévolu sur la vie religieuse et les établissements cultuels, générant une sorte de confusion entre mobilisation idéologique et rites sociaux.
Les éléments précités mettent en exergue la capacité du Hezbollah à marginaliser ou ignorer le consensualisme et ses schémas de répartition du pouvoir, lorsqu’il le désire. Certes, ceci pourrait conduire à une évolution de la situation en faveur du parti. Mais cette évolution serait inéluctablement temporaire et se solderait par une guerre civile entre le Hezbollah et d’autres groupes confessionnels ou par une intervention étrangère dirigée contre le parti, en cas d’exacerbation des tensions régionales.


En ce qui concerne les institutions étatiques et notamment celles du gouvernement, les derniers développements les ont dépossédées des prérogatives que leur a conférées la Constitution en matière de prise de décision pour les attribuer aux chefs des principales forces confessionnelles. Ces leaders nomment leurs représentants au Conseil qui se réfèrent à eux lorsqu’il s’agit de prendre une décision, de voter, de procéder à des nominations au sein des organismes de sécurité ou du corps diplomatique ainsi qu’en toute affaire concernant la souveraineté de l’Etat.
Ceci a conduit à l’émergence d’un nouveau concept en matière d’exercice du pouvoir et de prise de décision, à savoir celui des « pôles », autrement dit, les références qui règlent toute affaire, qu’elle soit mineure ou majeure. Certains de ces pôles sont en dehors du cadre des institutions constitutionnelles. D’autres siègent au sein de telle ou telle institution.

Cependant, aucun principe de séparation des pouvoirs, aucun garde-fou ne les empêche d’étendre leur influence à l’ensemble des institutions, sans aucune exception.

Quelques idées de réformes

Ainsi, et après toutes les aventures et mésaventures libanaises, après les métamorphoses des grandes communautés et à l’ombre de l’interaction croissante entre acteurs étrangers et locaux ainsi que de la montée en puissance du Hezbollah, l’on pourrait conclure que le système libanais n’est plus apte à gérer le pays. Les crises ont été récurrentes par le passé et leur résolution n’est jamais passée par le développement du système pour lui permettre d’éviter les blocages ou d’absorber les chocs.
En parallèle, les expériences passées, le rapport de force politique ainsi que l’attachement des principaux protagonistes du pays au confessionnalisme pourrait conduire à conclure que toute réforme radicale est aujourd’hui difficile, voire impossible.
Par conséquent, il devient urgent d’envisager quelques réformes réalistes qui  permettraient au système politique et à son consociativisme d’évoluer en évitant les crises, ou du moins en étant capable de les gérer. Cette urgence n’exclut toutefois pas la possibilité de réfléchir à des réformes plus approfondies dans l’avenir ; bien au contraire, elle pose les jalons de ce processus qui ne saurait être amorcé dans le contexte actuel.
Les réformes aujourd’hui pouvant avoir un impact sensible sur la vie politique et les institutions constitutionnelles visent à atteindre quatre objectifs :
a-   Affaiblir les monopoles de la représentation confessionnelle/communautaire pour éviter les interminables confrontations verticales au sein de la société ;
b-   Affaiblir le confessionnalisme lui-même ;
c-   Soutenir le développement local dans les différentes régions du Liban pour contrecarrer le clientélisme dans la sphère politique et catalyser l’apparition d’initiatives locales.

Bien que profitant largement de leur pouvoir, la plupart des élites politiques et confessionnelles ne peuvent plus supporter des confrontations qui risquent d’échapper totalement à leur contrôle si elles s’aggravaient. Le Hezbollah constitue encore une fois une exception dans ce domaine dû à sa puissance militaire, à son agenda et à ses alliances régionales. Néanmoins, le parti préfère préserver son rôle politique dans des conditions favorables plutôt que dans un contexte tendu marqué par de continuelles confrontations internes. De plus, si l’évolution de la situation régionale impose certaines conditions au Liban, les règles actuelles du jeu ne sauraient permettre de relativiser leur impact tragique.
Cela rend un chantier de réformes dans le pays possible.

Ce chantier passe strictement par :
1-  la réforme du système électoral adoptant la loi proportionnelle capable de briser les monopoles de la représentation confessionnelle ;
2-  la création d’un sénat respectant dans sa formation la complexité confessionnelle et rendant possible, en revanche, la sécularisation (graduelle) du parlement ;
3-   la révision de la loi sur la nationalité permettant de naturaliser des descendants d’immigrés libanais (ce qui calmerait les craintes démographiques chrétiennes), et permettant aux femmes libanaises de donner la nationalité à leurs conjoints et enfants;
4-   la création d’un Code civil facultatif gérant les statuts personnels et offrant aux libanais un choix social laïque ;
5-   l’élaboration d’un schéma de décentralisation administrative (permettant aux conseils municipaux de développer leurs services et d’affaiblir ainsi le clientélisme qu’utilisent certaines formations politiques pour élargir leurs bases électorales).

Certes d’autres reformes sont nécessaires aussi (surtout dans les secteurs socio-économiques), et certes des mesures et des démarches sont à envisager dans les domaines des droits de l’homme et de l’environnement. Mais dans l’urgence aujourd’hui, les réformes politiques comme celles citées semblent être une grande priorité pour contenir les tensions internes, et pour amortir les chocs qu’une nouvelle confrontation dans le moyen orient pourrait causer.

Contradictions, et attentes à Beyrouth

[1] Le consociativisme est la philosophie adoptée par le système libanais depuis la constitution rédigée en 1926 et renforcée par le pacte national de 1943 qui a couronné l’indépendance, puis l’accord de Taef qui a mis fin à la guerre civile en 1989 et qui a introduit des réformes et modifications au texte constitutionnel.
L'application du système consociatif dans les pays aux sociétés segmentées repose sur quatre principes : la coalition gouvernementale large, l'autonomie segmentaire, la proportionnelle dans la représentation des communautés et le droit de veto de la minorité.
Le consociativisme libanais repose sur le confessionnalisme. Ce dernier, que ce soit dans les institutions politiques ou dans les sphères sociales, a ses racines dans le système de Millet de l'Empire ottoman qui donnait aux différentes communautés religieuses une autonomie quasi-totale en matière d'éducation, d'administration des biens, de compétence et d'organisation religieuse interne. Suite aux réformes des Tanzimat que les ottomans ont entrepris (de 1839 à 1876) le système de Millet fut aboli et remplacé par le principe selon lequel "tous les sujets ottomans sont égaux indépendamment de leur religion ou leur langue". Ce qui a paradoxalement contribué  à un renforcement de l’identité confessionnelle vu que les communautés sont restées  malgré tout préoccupées par la préservation de leurs structures et leur autonomie. 
Le «pluralisme hiérarchique» résultant de la Millet et des Tanzimat a été adopté plus tard par les autorités françaises suite à la proclamation du général Gouraud de l’Etat du «Grand Liban»  en 1920. Cela n’a pas changé après l’indépendance du pays.

Remerciements au chercheur Libanais Mahmoud Harb qui a contribué à ce papier.

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