Dans Feux croisés, Journal de la révolution syrienne, présenté sous forme de carnet, Samar Yazbek, écrivaine syrienne, témoigne de l’horreur indicible, sidérante qu’elle a vécue comme bien d’autres. Ce n’est ni un journal ni une chronique des quatre premiers mois de la révolution syrienne. C’est un récit dont la qualité littéraire et la beauté du verbe restituent la vie, l’authenticité et la richesse d’une actualité poignante. La traduction depuis l’arabe faite par Rania Samara a préservé intacte la profondeur des idées et est restée fidèle au style littéraire de l’auteure.
Cette dernière consigne scrupuleusement, avec un souci du détail quasi obsessionnel, semaine après semaine, tout ce dont elle est témoin ainsi que des témoignages de ceux qui vivent la révolution. Les villes assiégées et les populations terrorisées qui évoquent en elle la Palestine, les rues désertes où rôde la mort, ses conversations avec des citoyens effrayés et dépassés par ce qui leur arrive. Chapitre après chapitre, défilent des histoires racontées par des témoins ou des acteurs de la révolution. Les premiers sit-in de protestations, la violence des chabbiha aux regards si particuliers d’assassins et, surtout, toutes les manipulations des services de sécurité et les rumeurs propagées dans les villes et les villages pour attiser la haine entre les alaouites et les sunnites.
Ce n’est pas une fiction, Samar Yazbek le dit avec ses mots : « On dit qu’il faut beaucoup d’imagination pour écrire un roman ; je dis, moi, qu’il faut d’abord du réel, ensuite du réel et enfin du réel. » Le décor est planté, c’est bien du réel dont il s’agit. Le voyage au bout de la barbarie auquel nous invite Samar Yazbek entend non pas titiller notre voyeurisme, mais nous pousse à nous questionner sur notre propre violence, notre barbarie intérieure, et nous interpeller dans notre humanité. De l’humanité, il en est question lorsque par exemple sont évoqués des récits de soldats désertant les rangs de l’armée. Choqués par l’ampleur de la manipulation et la violence des missions qui leurs sont infligées, bravant la peur, ils ont rejoint les rangs des insurgés. D’autres n’ont même pas eu cette chance car ils ont tantôt été liquidés, tantôt ils se sont eux-mêmes donné la mort pour se libérer de leur « enfer ».
À travers une écriture féminine sensible et puissante à la fois, la vie, l’angoisse, la peur et la mort sont inlassablement interrogées : « Je n’ai plus peur de la mort, je l’attends sereinement avec ma cigarette et ma tasse de café », ou encore « j’attends la mort et je ne porte pas les fleurs à ma tombe ». La seule priorité de l’écrivaine est désormais d’ouvrir les portes de la vie à sa fille par l’exil qu’elle vit elle-même comme une mort annoncée. Exilée de sa patrie, mais déjà exilée des siens, de sa propre chair, elle a dès le début de la révolution pris le chemin incertain et solitaire de ceux et celles qui défient le despotisme. « Ce qui se passe ne me ressemble pas. Les applaudissements de ma famille pour cette femme (Bouthaîna Chaabân), ceux de mes amis pour le sang des martyrs. Je me recroqueville sur moi-même. » Elle est partie en guerre pour un idéal, contre un système assassin et une société qui lui refuse sa liberté de femme. « Je suis un crime d’honneur en sursis dans ma propre famille, un crime de félonie dans ma société, dans ma communauté, je n’ai plus peur. » Samar Yazbek s’est investie dans l’écriture d’un fragment de la mémoire d’un peuple qui se soulève pour écrire sa propre destinée. Elle le fait pour graver ce moment historique pour que jamais l’on n’oublie ces femmes, ces hommes et ces enfants qui, sous la torture la plus immonde, n’avaient qu’un seul mot à leurs bouches agonisantes… Celui de « liberté ».
Au bout du voyage, le lecteur se sent submergé par la tendresse communiquée par l’auteure envers ce pays, au travers de ses villes, ses oliviers, ces citronniers et son horizon azur. Mais aussi par une admiration forcée par le courage et la dignité de gens ordinaires qui se sont eux-mêmes surpris à être assoiffés de liberté après tant d’années d’errance dans le désert du despotisme. La chute du régime est l’unique vœu de Samar Yazbek, car elle aspire à retrouver son rôle d’intellectuelle critique et surtout de romancière. « Il est temps qu’ils partent, dit-elle, je veux revenir à la danse et à la musique, mes seules passions dans ce néant. Je veux retrouver mon amour des mots… mon indifférence envers la dimension concrète de l’existence ».
Nadia Aissaoui
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