dimanche 4 février 2018

L’obsession du voile : une spécificité française

Il aura fallu attendre dix ans pour que l’ouvrage de l’historienne américaine Joan W. Scott « La politique du voile » soit traduit en français (éditions Amsterdam, 2017). Pourtant, ce travail de recherche n’aurait pas été superflu dans le milieu des études féministes en France. Il n’aurait pas non plus été de trop dans un débat qualifié « d’hystérie politique » par l’auteure.



De « l’affaire du foulard » au Burkini

Dans cette édition enrichie d’une préface à la traduction, Scott reprend des éléments d’actualité tels que l’affaire du Burkini. Elle mentionne les proportions anxiogènes prises par le discours sur le voile et qui se traduisent par un durcissement des mesures discriminatoires contre les communautés musulmanes de France avec une focalisation sur les femmes. En quelques années, l’affaire du foulard des trois élèves interdites d’entrée au collège s’est transformée en bataille idéologique. Un glissement sémantique qui a d’abord fait passer la question pour une atteinte aux principes de la laïcité et un symbole d’oppression des femmes, puis l’a relié à la notion de trouble à l’ordre public. Peu à peu, les mots « voile », « hijab », « tchador », « burka » ont été indistinctement employés pour évoquer le sujet et suggérer une connexion entre voile-Islam et terreur. En somme « un voile pourrait cacher une barbe ».

La construction de ce discours avec le concours médiatique et politique de droite comme de gauche semble pour le moins symptomatique d’une peur aux yeux de l’auteure. Pour elle, les mécanismes collectifs activant ce sentiment seraient à rechercher ailleurs que dans l’actualité. « L’islamophobie est antérieure aux attaques du 11 septembre et même à la guerre d’Algérie, elle est un aspect de la longue histoire du colonialisme français, dans lequel le voile a joué un rôle en tant que marqueur de la différence entre l’islam et la France. »

Racisme et héritage colonial

Par un argumentaire développé à partir d’abondantes archives, Scott évoque l’image des femmes « indigènes » et l’effet de leur voile dans la construction d’un imaginaire fantasmé. « Les arabes nous échappent parce qu’ils dissimulent leurs femmes à nos regards » déclarait le général Bugeaud, administrateur du territoire algérien en 1840. Scott poursuit « Les femmes arabes piquaient l’image coloniale ; de la domination impériale à la domination sexuelle il n’y a qu’un pas : la représentation de la femme entre la prostituée et la séquestrée, soustraite au regard ». Elle est donc inaccessible et rebelle, et son corps alimente les représentations « orientalistes ». Par ailleurs, l’épisode historique relatant la scène du dévoilement de certaines femmes sur la place publique, reste un moment marquant dans la mémoire collective des populations colonisées et des générations de françaises qui en sont issues. Cet acte de dévoilement assimilé à la civilisation et l’émancipation a trouvé une résonnance forte au moment de « l’affaire du voile » en France.

Laïcité et voiles 

L’auteure cherche à montrer que dans le discours républicain français, le voile est présenté dans des termes racistes à travers des connotations de sexualité excessive ou déniée, qu’il soit porté en signe d’engagement religieux personnel ou en signe d’opposition politique.

Selon elle, si le racisme était le sous-texte de la polémique sur le voile, la laïcité fut sa justification explicite. Cette dernière, loin de protéger la liberté du culte s’est étendue à l’effacement de toute différence dans la sphère publique. Or c’est précisément la reconnaissance de cette différence qui peut être garante de la cohésion. A contrario, la division et la polarisation Laïcité/religion, Français/ Musulman conduisent à l’isolement des communautés stigmatisées.

Les voix des musulmanes qui se sont élevées récemment dans le débat vont dans ce sens. Elles veulent manifester une appartenance identitaire multiple qui n’exclue ni la « Francité » ni l’adhésion aux principes « féministes ». Certaines d’entre elles voient même le voile comme un « élément d’appartenance identitaire à une communauté mondiale qui transcende la dimension nationale ».

La pertinence de l’ouvrage de Scott est ainsi d’avoir pu mettre en perspective les éléments de complexité du débat qui a divisé les formations politiques et le mouvement des femmes en France. Elle inscrit sa réflexion dans une profondeur historique qui ne peut faire l’économie d’un travail sur l’héritage colonial, la sexualité, la laïcité et leur impact sur l’intégration de l’Histoire des populations issues de l’immigration dans le récit national français.

Nadia Leila Aissaoui
Article publié dans L'Orient Littéraire, 1er février 2018

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire