Le septième roman de Habib Selmi, écrivain tunisien, fait partie des textes qui nous accrochent dès la première page pour ne nous lâcher qu’à la dernière. Il y raconte une histoire d’amour, mais pas n’importe laquelle.
Kamal Achour, un soixantenaire d’origine tunisienne marié à Brigitte, est professeur de mathématiques à l’université. Il coule des jours plutôt paisibles avec son statut d’homme installé dans la vie et intégré dans la société française. Tous les jours, dans son immeuble Haussmanien, il croise Zahra sa voisine du dessus. Elle est tunisienne comme lui, cinquantenaire, mariée avec un enfant handicapé. Zahra est analphabète, elle fait des ménages et s’occupe de la vieille voisine de palier de Kamal. Ce dernier ne l’avait jamais vraiment remarquée avant d’échanger un jour avec elle quelques mots dans leur langue natale commune.Au fil des jours s’installe un rituel qui, à chaque rencontre, tisse un peu plus un lien d’une nature particulière. Cette femme qui, au demeurant ne partage rien d’autre que la langue avec lui, commence peu à peu à occuper son esprit lorsqu’un jour au hasard d’une proximité furtive il fut confronté à son corps et aux effluves qui s’en dégagent.
La voisine du cinquième
Zahra désire plus que tout apprendre à lire et à écrire l’arabe. Elle en formule timidement la demande à Kamal qui, décontenancé, finit par accepter afin de tenter de percer le mystère de cette femme. Jour après jour, des conversations s’engagent autour de questions amenées par Zahra. Tantôt enfantines, tantôt déroutantes, inhabituelles, ou bien encore de pur bon sens, elles viennent bousculer ses certitudes et ouvrir une brèche dans la vie bien réglée du professeur. Ce dernier est pris de cours par cet état amoureux qui tourne à l’obsession et met tous ses sens en éveil. Que s’est-il passé ? Est-ce le ravissement à l’écoute de cette langue ancestrale longtemps mise à distance par la routine d’une vie mono-culturelle ? La redécouverte des mots, des images aux couleurs et aux saveurs enfantines enfouies dans la mémoire de l’exil ? Ou bien s’agit-il des derniers soubresauts de volupté d’un être déclinant qui s’accroche aux moindres reliefs que la vie plante sur la pente raide et glissante de la vieillesse.
Quoiqu’il en soit, cet amour agit comme un électrochoc qui renoue les fils d’une histoire commencée de l’autre côté de la rive méditerranéenne et suspendue par l’exil. N’obéissant à aucune loi, transcendant les classe sociales, la différence d’âge, le niveau d’études, il ne s’explique pas, il se vit, il s’éprouve dans ce qu’il a de primitif, d’essentiel au maintien de la vie.
L’exil et le temps qui passe
Lauréat du prix Katara en 2021, le roman de Habib Selmi adresse sous des apparences de simplicité la question existentielle de l’exil et de l’acculturation mais aussi celle de la vieillesse. L’éloignement du pays natal, qu’il soit choisi ou pas, est souvent évincé par les contingences de la vie quotidienne. L’appartenance au pays est pour beaucoup occasionnellement réactivée lors d’évènements marquants là-bas ou dans la famille. Pour le reste, la vie installe celui ou celle qui semble avoir trouvé sa place dans la société dans une forme de confort et de quiétude qui donnent le sentiment, illusoire sans doute, d’être privilégié. Comme dans ce roman, il suffit qu’une petite brèche s’ouvre pour que dans un mouvement de sur-vie extraordinaire, le lien charnel à la langue, au pays, aux choses simples et régressives qui nous y relient ressurgisse avec force. Avec l’âge émergent alors des considérations autour de la mort, du mythe du retour et de la pertinence des choix d’existence qui insinuent du doute à chaque fois que l’on s’endort sur l’essentiel.
L’auteur réalise une prouesse littéraire en proposant un texte qui n’a pour seul décor qu’un immeuble parisien et dont la lecture facile et rafraichissante ne le départit pas de sa profondeur et sa force. C’est bien le mérite de cette forme de littérature qui peut parvenir le temps d’une immersion à nous faire oublier l’actualité immédiate et brûlante qui consume nos corps, notre santé mentale et nos pays.
«La voisine du cinquième», Habib Selmi, Editions Sindbad Actes-Sud, 2022.
Nadia L. Aïssaoui
Article publié dans l'Orient Littéraire, Juin 2022.
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