Jabbour Douaihy nous a quittés le 23 juillet 2021. Cet écrivain amoureux de la vie a glissé son dernier souffle, telle une révérence, dans un ultime ouvrage qui vient clore le cortège de son œuvre et dont la traduction en français est parue récemment aux éditions Sindbad/Actes Sud.
Il est difficile de ne pas entrevoir dans le parcours du personnage principal de son dernier roman Il y avait du poison dans l’air des résonnances avec sa propre histoire. C’est un peu comme s’il revisitait pour la dernière fois des souvenirs d’enfance, de jeunesse et des lieux qui lui étaient chers entre la montagne de ses origines et Beyrouth la capitale.Au gré de ce voyage, son personnage se fait le narrateur de l’histoire douloureuse d’un pays en proie à des crises et des guerres récurrentes, entamant à chaque fois un peu plus sa capacité à se relever. Comme si le destin ou la malédiction s’arrangeaient à chaque fois pour une raison occulte pour que «Saint Georges regarde toujours ailleurs», lorsque le pays se déchire.
«Le paradis c’est l’enfance»
Du récit de l’enfance du personnage se dégage un sentiment de solitude et de tendresse. Une solitude d’enfant unique qui lui sera salutaire puisqu’elle lui ouvrira les portes du refuge de la littérature. Les livres deviendront sa ligne de front, une matrice protectrice pour se préserver des contingences de la vie intranquille. Quant à la tendresse, c’est celle que l’on pourrait éprouver à la fois pour le Liban des années 50 dont toutes les composantes auraient pu promettre l’exception moderne de la région, et pour les personnages attachants dont chacun de nous aurait pu dans son enfance en croiser une version.
Un père artisan cordonnier au costume soigné, investi dans son travail pour assurer la pitance et une mère pieuse, jouant son rôle nourricier jusqu’au bout, bien qu’enfermée dans un silence qui dit tout de la condition féminine de l’époque. La dépression et la folie seraient des raccourcis injustement attribués à cette femme dont la lucidité lui faisait percevoir l’impossibilité de la délivrance du sort qui était le sien. Et puis il y a la tante coquette, élégante, collectionneuse de maris, à la vie rocambolesque, aux anecdotes intarissables qui, une fois les ailes brisées par la vie, atterrit définitivement chez sa sœur. Le voisinage, quant à lui, était fluctuant au grès des déplacements au cœur de Beyrouth et dans les autres régions, imposés par les évolutions et les bouleversements sociaux.
L’adolescence et les premiers émois du narrateur seront déterminants dans ses rapports futurs à l’autre sexe, tandis que les amitiés de jeunesse et la passion pour les grands philosophes et penseurs du siècle seront vecteurs d’une conscience politique aigüe et engagée. Témoin de la grande effervescence politique liée à la cause palestinienne et le début de la guerre civile, il s’engage avec ce sentiment d’invincibilité que procurent les idéaux de la jeunesse avant que l’âge adulte et les cicatrices des déconvenues ne le confrontent aux désillusions révolutionnaires.
Commence alors une phase de déclin à mesure que le pays s’enfonce dans l’inconnu. Le cœur jonché de cadavres, le héros du roman rejoint la cohorte des «créatures dont on disait que la souffrance était leur besoin primaire et qui ne toléraient aucun compromis sur le chemin les menant à la mort». Il assiste, reclus dans sa mélancolie, à la décomposition de son pays tandis qu’il se remémore cette note griffonnée par sa mère sur la dernière page de son évangile: «Le ciel est obscur et le diable règne sur le monde. La pluie cessera de tomber pour châtier les pécheurs. Le paradis c’est l’enfance.»
«Le temps perdu»
Le dernier roman du regretté Jabbour Douaihy sonne comme une oraison funèbre pour un pays en perpétuelle lutte pour la vie. Il signe ici un chef-d’œuvre littéraire dont la dimension universelle n’est plus à prouver. Le personnage camusien, lucide et impuissant face à l’inéluctabilité de la chute, installe une atmosphère dystopique suffocante qui raisonne avec l’actualité du monde et la situation d’une nation en déliquescence.
Dans cet ultime roman, l’univers de Gabriel Garcia Marquez n’est jamais très loin, côtoyant habilement le néoréalisme italien par ce qu’il nous dit de la vraie vie et de la situation politique, sociale et économique du Liban. L’affection et la nostalgie pour un passé révolu sont exprimées de manière feutrée et fine comme une invitation à aborder un monde crépusculaire en leur compagnie avec calme et contemplation, sans pour autant céder au désespoir. Il est en effet possible de lire les dernières lignes du roman comme un dénouement heureux.
Victor Hugo disait de la mélancolie, c’est «le
bonheur d’être triste». Peut-être serait-il souhaitable de faire de ce genre de
bonheur un premier pas vers la vie, distinct cette fois de l’injonction à la
résilience devenue insupportable pour le commun des Libanais. «Repartir,
recommencer, respirer», tels étaient les mots de Françoise Sagan dans Bonjour
tristesse pour échapper aux forces morbides.
Sans doute que le meilleur hommage à rendre à Jabbour Douaihy et à son œuvre serait de résister à ces mêmes forces par la mélancolie, encore faut-il qu’il soit toujours possible de respirer tant il y a de poison dans l’air.
Il y avait du poison dans l’air de Jabbour Douaihy, Sindbad/Actes Sud, 2024.
Nadia L. Aissaoui
Article paru dans l’Orient Littéraire, Février 2024
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